La veille de la Première de La Bohème de Puccini qui inaugure la saison 14-15 de l'Opéra national de Bordeaux, nous avons pu rencontrer le jeune ténor français Sébastien Guèze - un des deux Rodolfo de la production - qui s'est prêté au jeu des questions / réponses pour Opera-Online.
***
Opera-Online : Commençons par une question délicate, mais la critique n'est pas toujours tendre avec vous. Comment le vivez-vous ?
Sébastien Guèze : Ça commence fort ! Je vais encore me faire des amis ! La critique, c’est comme partout, il y a des gens que l’on trouve de talent et d’autres pas ! Franchement, je ne lis que deux ou trois noms dont je trouve l’analyse toujours juste, fine et que j’écoute. Les autres, je m’abstiens. Il y a des choses que j'ai faites et qui n'étaient pas bonnes, peu importe les raisons. Mais finalement, c’est avant tout une histoire de goût ! En bien ou en mal, au moins je ne laisse pas indifférent, ce n’est déjà pas si mal, et le grand juge reste le public.
Si vous jetez un regard rétrospectif sur vos premières années, y a-t-il des choses que vous regrettez d’avoir faites ou de n’avoir pas faites ?
Comme je viens de vous le dire, j’ai fait des erreurs ! Mais aussi des choses meilleures ! Le problème est que l’on ne parle que des choses qui ne vont pas ! Par exemple, j’ai fait il y a quelques années l’ouverture de la saison à La Fenice dans le rôle de Rodolfo dans La Bohème, en premier cast. C’était une nouvelle production et la première était retransmise en direct dans les cinémas d’Europe, et bien pas une ligne dans la presse française. Même la revue l’avant-scène, qui est censée être une référence, parle d’une autre distribution quand elle signale cette production en la situant quelques années plus tard ! Et pourtant non, c’était bien un jeune ténor français qui a fait ses débuts à Venise en créant cette production dans ce rôle et ce théâtre mythique. C’était l‘événement partout sauf ici en France, et j’ai été triste de ne pas voir la presse de mon pays me soutenir davantage. J’ai compris ce jour là qu’à part un ou deux soutiens, j’allais être seul. L’exemple s’est répété pour des tas de prises de grands rôles : Faust, Roméo, Alfredo, Rodolfo, Nemorino… Ce n’est pas comme si nous étions 50 ténors français à aborder tous ces rôles-clés ! Heureusement, depuis, il y a la page Facebook et les réseaux sociaux pour partager ces moments avec ceux qui le souhaitent.
Je n’en veux à personne de ne pas aimer mon travail. Ce que je regrette, c’est plutôt la manière de le traiter, souvent à travers un spectre négatif. Tout le monde a droit à ses échecs comme on a droit à ses réussites, les deux sont nécessaires pour se construire mais le minimum, c’est au moins de parler des deux. Un menuisier n’apprend pas à faire une commode Louis XIV en deux jours, ni en deux ans. Franco Corelli ne chantait pas à 25 ans comme à 40. Il faut laisser le temps du chemin vers la maturité, mais aujourd’hui on ne le donne pas, alors il faut jongler entre audace et humilité.
Certaines langues s’en donnent à cœur joie, préférant uniquement détruire un artiste plutôt qu’en déceler aussi les qualités et l’aider à devenir un grand. Le font-ils par goût de la provocation, manque d’objectivité, incompétence…? Ça me rappelle une citation d’Irvin Himmel : « Jamais personne n’est devenu fort en désignant la faiblesse des autres ». Bref, à chacun sa place, je continue de travailler, d’évoluer, et peut-être qu’un jour, ils changeront d’avis.
Pourriez-vous citer un souvenir plus fort que les autres sur une scène d’opéra ?
J’en ai plusieurs ! Ce sont plutôt des instants qui ont eu lieu au cours de soirées : Romeo et Juliette à Miami avec mon déboulé dans l’acte de la tombe ; L’Elisir d’Amore au Brésil à bondir comme un fou ; l’acoustique mythique du Semperoper de Dresde quand j'y ai chanté Traviata ; Faust avec des gens qui criaient « bis ! » après mon grand air ; mon premier Rodolfo à Athènes ; Mireille à Marseille, sans oublier la Finale d’Operalia et la folie du public à la fin de l’air de La Juive de Halévy, « Rachel, quand du seigneur » qui m'a valu le Prix du public en plus du Second prix. Tous ces moments ont en commun d’avoir eu pour moi une sensation du temps s’arrêtant quelques instants. Il y a parfois une sorte de suspension du temps où tout le monde retient son souffle quelques secondes, c’est très rare, mais lorsque cela arrive, c’est magique. Je cours après cela chaque soir !
Quelles sont les rencontres qui vous ont particulièrement marquées dans votre itinéraire d’artiste ?
Sans hésiter la toute première fois où j’ai ouvert la porte de la salle 13 du conservatoire de Nîmes, avec madame Christine Eyraud au piano et monsieur Daniel Salas au bureau. Je faisais pas mal de sport plus jeune, sans grande réussite, mais pour la première fois, j’ai eu le sentiment d’avoir trouvé ce pour quoi j’étais fait ! Ce fut le coup de foudre instantané.
Puis les rencontres avec mes héros : Roberto Alagna qui m’a auditionné très gentiment et m'a laissé assister à ses répétitions, de même que Rolando Villazon qui a toujours pris le temps de me parler, de me conseiller, avec un grand respect comme si nous étions collègues, alors que je n’étais qu’un gamin ! Son intelligence et sa vision de l’artiste m’ont toujours fasciné. À cette époque, j’étais un peu comme le fantôme de l’Opéra de Montpellier, toujours à y traîner après mes cours à la fac. J'y faisais de la figuration, ou alors, par sympathie, on me laisser m'y faufiler. De même aux Chorégies d’Orange où, encore étudiant, Raymond Duffaut m’autorisait à accéder aux coulisses. Alors imaginez quelques années plus tard, le jour où j’ai fait mes débuts au Théâtre antique aux cotés de Roberto Alagna, c’était le jour de mes 28 ans, le 28 juillet 2007, un rêve se réalisait et une première page se tournait. Ce fut mon dernier second rôle (ndlr : Ruiz dans Il Trovatore), ensuite les premiers plans sont arrivés et les choses sérieuses ont commencé.
Mais je voudrais aussi signaler l’apport considérable du travail d’acteur avec Graham Vick sur Rodolfo dans La Bohème, ainsi que celui du réalisateur italien Marco Bellocchio sur le Duc de Mantoue dans Rigoletto, cela me sert encore aujourd’hui... L'apport aussi de chefs comme Antony Hermus pour son enthousiasme, Jean Ferrandis pour ses conseils, ou encore Alain Guingal dans sa passion pour les voix.
Votre second prix au Concours Operalia en 2006 et votre Victoire de la Musique classique dans la catégorie Révélation lyrique de l'année en 2009 ont-ils eu une vraie incidence sur votre carrière ?
Operalia m'a clairement permis de débuter dans des rôles de premier plan. Après avoir chanté quelques seconds à la sortie du conservatoire - Beppe dans Paillasse, Arturo dans Lucia, Borsa dans Rigoletto, Gastone dans Traviata, et donc Ruiz à Orange... -, j'ai pu avoir ma chance à l'étranger grâce à Operalia et chanter les rôles principaux dans Bohème, Faust, Romeo et Juliette, Traviata etc. Les victoires de la Musique, ce fut le contraire, car j'étais hélas malade le jour du concert, bref une mauvaise soirée, et ils vous en faut dix derrière pour la faire oublier, d'autant qu'elle était enregistrée. Les préjugés ont la vie dure mais c'est le jeu... À nous de les faire changer.
Pour qui observe la vie des scènes lyriques depuis 25 ans, l’évolution la plus marquante est la part sans cesse croissante accordée à la mise en scène par rapport à tous les autres éléments du spectacle. En tant que chanteur, comment voyez-vous cette tendance ?
Je dirai qu’elle suit l’évolution de la société avec le pouvoir de l’image. Nous recevons de plus en plus l’information par du contenu visuel, donc nous aiguisons notre exigence à cet égard. Il en va de même à l’opéra. Le chant fut toujours plus sublimé, et à présent, il y a un travail de fond qui commence à émerger de plus en plus sur l’aspect visuel, tant sur la crédibilité physique des personnages que sur leur disponibilité scénique pour leur insuffler rythme et mouvement. Cela demande un vrai travail de préparation physique à inclure en plus du travail vocal. Cela ne m’amuse pas d’aller courir ou nager quotidiennement, ou de ne pas reprendre de tiramisu à la fin du dîner, mais il y a un vrai virage qui s’opère, et ce n’est que le début. J’en suis à ma cinquième production diffusée en direct au cinéma ou à la télévision, et ce phénomène est amplifié via les sites tels que YouTube. De nos jours, tout s’écoute et se voit. Toute la difficulté réside à allier nos efforts pour le visuel sans l’être au détriment de la voix. J’ai chanté avec dix kilos de plus et c’était bien plus facile, mais voilà, l’exigence est toujours plus forte, donc la préparation doit l’être aussi. Dans le futur, la nouvelle génération de chanteurs devra s’entraîner toujours plus, tels des sportifs qui feraient les Jeux Olympiques chaque année, pour avoir la ligne et repousser toujours plus loin les limites. L’opéra sera toujours plus un mélange de cinéma et de voix.
Vous interprétez le personnage de Rodolfo dans La Bohème depuis plusieurs années, comment percevez-vous ce personnage et quels aspects avez-vous travaillé avec Laurent Laffargue qui a réalisé la mise en scène à Bordeaux ?
C'est, je crois, ma dixième production et à chaque fois, il me semble que c’est la première ! J'efface tout et reconstruis de zéro scéniquement, je pars sans a priori et laisse se développer mon personnage en fonction de l'univers proposé, de l'alchimie avec mes partenaires et de mes intuitions du moment.
Le plus important, c’est d’avoir un metteur en scène qui accepte ce que l’on est, de travailler à partir de notre personnalité et dans le cas d’une reprise, de ne pas faire un bête copié-collé de la vidéo. C’est le pire qui puisse arriver, heureusement ce n’est pas le cas ici. Clovis Bonnaud et Sophie Petit - qui ont repris le travail de Laurent Laffargue - ont eu le temps de nous faire travailler en ce sens. L’esprit du spectacle est conservé avec ses points de rendez-vous, mais à chacun son chemin pour y aller, et à aucun moment je n’ai l’impression d’imiter quelqu’un. D’ailleurs, nous sommes deux casts ici, et les deux spectacles sont très différents. Je me désespère toujours lorsque j'entends « Il n’y a pas d’intérêt à aller revoir ce spectacle, c’est une reprise ». J’ai envie de dire, justement, tout l’intérêt réside dans l’énergie, les nuances, le panache de ce que vont apporter et exprimer les nouveaux chanteurs.
Pouvez-vous nous parler de vos projets, de vos prochaines prises de rôle ?
Il y a deux monuments que j’ajoute à mon répertoire et qui vont arriver très vite : mes débuts dans le rôle-titre des Contes d’Hoffmann à Wiesbaden cet hiver, ainsi que Le Chevalier Des Grieux dans Manon en France, mais je ne peux pas encore dire où, juste que cela sera en septembre 2015... Je reprends aussi le rôle de Roméo au Mexique cet automne, la création d’Un Amour en Guerre à Metz, Laërte dans Hamlet à Avignon, Les Mousquetaires au couvent à l'Opéra Comique, et des concerts. Il est vrai que j’aimerais chanter plus de Bel Canto comme Edgardo dans Lucia, ou du Mozart avec L’Enlèvement au Serail que j’adore. Mais entre nous, je suis heureux. J'ai presque chanté tous les rôles qui m’ont fait rêver, dans des ouvrages comme Rigoletto, Faust, Romeo et Juliette, Bohème, Traviata, Madama Butterfly, L’Elisir, Pelléas et Mélisande, Les Pêcheurs de Perles, Eugène Onéguine… Il me reste à aborder des bijoux comme Werther ou Carmen et d’autres encore plus fous, mais je ne suis plus pressé. J’ai décidé d’en faire moins pour travailler mieux, pour qu'au soir venu, il se passe toujours quelque chose quand le rideau se lève.
Propos recueillis par Emmanuel Andrieu
Sébastien Guèze dans le rôle de Rodolfo dans La Bohème de Puccini, à l'affiche du Grand-Théâtre de Bordeaux – Du 26 septembre au 7 octobre 2014
27 septembre 2014 | Imprimer
Commentaires (1)