Réécouter Anna Bolena - dans le nouveau spectacle de l'Opéra national de Bordeaux - amène une fois encore à s'interroger sur les raisons de l'oubli où s'est trouvé plongé le chef d'œuvre de Donizetti jusqu'à sa résurrection en 1957, à La Scala de Milan, avec Maria Callas dans le rôle-titre. Premier grand succès du maître de Bergame, l'ouvrage, on le sait, est difficile à monter : long, statique, il réclame en plus des interprètes hors pair, et ne tolère aucun chef de routine. Sur ces deux derniers points, la gageure a été réussie au delà de toutes espérances.
Dans ce rôle légendaire, les débuts d'Elza Van den Heever – qui nous avait ébloui in loco en Leonore du Trouvère il y a trois saisons - étaient très attendus. Dans une forme vocalement éblouissante, la soprano sud-africaine se montre très à l'aise dès le premier acte, et sait imposer la vision d'une reine d'Angleterre, avec un « Guidici ad Anna » qui posssède toute l'autorité attendue. Au II, le duo des deux rivales est l'un des moments forts de la soirée, et la scène finale atteint une véritable grandeur. Dominant de bout en bout la tessiture impossible de son personnage, son impeccable technique lui permet également d'offrir à l'auditoire un remarquable éventail de nuances ; son legato est fascinant, et son engagement tragique total. Quand on songe aux admirables cantatrices qui, depuis les années soixantes, ont connu l'échec dans cet ouvrage, la réussite de Van den Heever n'en paraît que plus éclatante. Le public bordelais l'a d'ailleurs parfaitement senti, lui réservant au rideau final une ovation amplement méritée.
La « rivale » trouve en Keri Alkema une interprète capable de s'adapter à deux partenaires aux approches radicalement différentes. Vigoureuse, théâtrale au sens le plus noble du terme, sa prestation s'appuie sur une voix étendue, au timbre chaud et captivant, totalement maîtresse de la colorature dans un « Ah pensate che rivolti » enthousiasmant. Quant à Matthew Rose, il fait de louables efforts pour discipliner sa grosse voix de basse à la ligne de chant raffinée de Donizetti. Son Henri VIII s'impose par sa noblesse et son autorité. Sasha Cook est un Smeton passionné, sans pour autant perdre la conduite du cantabile, tandis que le ténor américain Bruce Sledge, avec des moyens inusuels dans cette partie, connaît toutes les règles du belcanto, et se tire avec tous les honneurs de la tessiture périlleuse – pour ne pas dire inhumaine - de Percy. Les comprimari n'appellent aucun reproche, grâce au solide Rochefort du baryton belge Patrick Bolleire et du toujours bien chantant Christophe Berry en Sir Hervey.
De son côté, le chef italien Leonardo Vordoni suit son plateau au millimètre près, respirant avec lui et veillant à l'équilibre constant avec la fosse. Il défend par ailleurs la partition, donnée ici dans sa quasi intégralité, avec une ferveur communicative à laquelle les Chœurs l'Opéra de Bordeaux et l'Orchestre national de Bordeaux Aquitaine ne se montrent pas indifférents.
La suissesse Marie-Louise Bischofberger, à qui on a confié la mise en scène, cherche à s'affranchir des contraintes du cadre historique et propose dans sa régie une version très personnelle et stylisée du drame d'Anne Boleyn. Sa direction d'acteurs reste malheureusement en-deçà de ses intentions, imposant aux chanteurs des attitudes souvent conventionnelles. Erich Wonder enfeme l'action dans un espace oppressant, dénué de tout élément de décor, hors un immense trône, objet de toutes les convoitises, tandis que Kaspar Glarner choisit dans ses costumes la perspective historique, avec un constant souci d'éclairer les contrastes entre les protagonistes. On s'incline devant la réussite esthétique du montage...même si l'on peut estimer qu'il ne se justifie pas toujours sur le plan dramaturgique.
Anna Bolena à l'Opéra national de Bordeaux, du 27 mai au 8 juin 2014
Crédit photographique © Frédéric Desmesure
30 mai 2014 | Imprimer
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