L'amateur d'opéra ne peut qu'exprimer sa gratitude au responsable de la destinée de l'Opéra National de Lyon, le belge Serge Dorny (qui vient tout juste d'annoncer la saison 15/16 de la maison rhône-alpine), de monter - dans le cadre de son festival de printemps annuel intitulé cette année « Les Jardins mystérieux » - les fabuleux Stigmatisés de Franz Schreker. Compositeur mis au ban par le régime nazi, Schreker a lui même écrit le livret qui a pour cadre historique la Renaissance - et dont il n'est peut-être pas inutile de retracer les grandes lignes, l'ouvrage n'ayant encore jamais été donné en France (en tout cas scéniquement).
Un riche infirme, Alviano, a fait construire au large de Gênes une île artificielle, l'Elysée, dont ses amis, de jeunes aristocrates dépravés, ont fait le théâtre de leurs orgies, y conduisant des jeunes gens qu'ils tuent après les avoir violés. Etranger à ces débauches, Alviano, que son infirmité a retenu de toute approche sexuelle, voudrait tenter de mettre fin à leurs agissements criminels en offrant l'île aux citoyens de Gênes, ce qui en permettrait l'accès à tous. Ses amis chargent alors Tamare, le plus perverti d'entre eux, de s'entremettre auprès du duc Adorno pour qu'il s'oppose aux desseins d'Alviano. Ce Tamare a jeté son dévolu sur Carlotta, une artiste peintre qui, émue par la laideur particulière d'Alviano, dont elle a fait le portrait, avoue son amour à l'infirme sans toutefois qu'ils donnent libre cours à leur inclination mutuelle. Adorno rend visite à Carlotta et lui fait l'éloge de Tamare, au charme étrange duquel elle n'est pas non plus insensible. La jeune femme, succombant à l'illusion de la passion, accepte de suivre Tamare dans la grotte d'amour d'où Ginevra Scotti, première victime de la bande, a réussi à échapper à ses bourreaux. Devant le peuple rassemblé, Adorno accuse Alviano d'être l'auteur des crimes commis, mais Alviano, croyant savoir où se trouve Carlotta, conduit ses accusateurs à la grotte. Tamare s'y trouve aux côtés de Carlotta agonisante. Tamare raconte à Alviano que Carlotta s'est donnée à lui de plein gré. Il brise ainsi les illusions d'Alviano, qui pensait que la jeune fille ne voulait appartenir qu'à lui et avait été violée. Alviano tue Tamare.
Ce résumé donnera peut-être une idée du foisonnement obsessionnel d'appétences et de frustrations qui motive les personnages. La mise en scène du talentueux David Bösch – dont nous avons particulièrement aimé l'Elektra anversoise en début de saison – en suggère la complexité freudienne avec une rigueur exempte de toute complaisance. Dans son esthétisme décadent, le décor de Falko Herold (qui signe également les costumes) contribue magistralement à la création d'une atmosphère où l'irréalisme n'exclut pas une implacable logique.
L'engagement total mais contrôlée de la soprano polonaise Magdalena Anna Hofman en Carlotta, dont elle parvient à maîtriser la tessiture de soprano, réconcilie avec cette artiste dont nous n'avions guère goûté la Senta in loco en octobre dernier. Le grand ténor étasunien Charles Workman - que nous retrouverons avec joie dans La Damnation de Faust ici même en ouverture de saison prochaine – incarne avec autant de vaillance vocale que d'intériorité le personnage infiniment vulnérable et tragique d'Alviano. Il serait injuste de ne pas signaler le relief inquiétant que confère la basse allemande Markus Marquardt au duc Adorno. Quant au baryton britannique Simon Neal, il impose avec une puissance vocale contenue le pouvoir de dissimulation du maléfique Tamare. Une mention, enfin, pour l'impeccable prestation vocale et scénique de la basse autrichienne Michael Eder dans le rôle du Podestat Nardi, tandis que les comprimari s'acquittent tous fort honorablement de leur partie respective.
De son côté, la partition est servie avec non moins de perfection par un Orchestre de l'Opéra National de Lyon survolté dont Alejo Pérez tire de prodigieux crescendi sans brouiller les lignes du discours. Le geste à la fois large et précis du chef argentin met en place les voix intermédiaires avec un souci du détail, du relief plastique et de la couleur qui métamorphose la fosse en un vaste creuset où les passions se dévoilent sans fard. Les tempi choisis, d'une mouvance extrême, ont un souffle irrésistible : ils cernent avec une précision hallucinante les émois contradictoires de personnages qui se désarticulent en cours de soirée comme de pitoyables pantins ; chaque acte se construit ainsi par vagues sonores successives jusqu'à l'explosion finale, d'une intensité colossale, qui laisse le spectateur hébété et pantois.
Comme il en a pris la bonne habitude, l'Opéra National de Lyon crée une nouvelle fois l'événement !
Les Stigmatisés de Franz Schreker à l'Opéra National de Lyon – jusqu'au 28 mars 2015
Crédit photographique © Bertrand Stofleth
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