Festival Donizetti Opera : Raffaella Lupinacci et John Osborn, étoiles d’un Roberto Devereux aux gros sabots

Xl_roberto_devereux_-_festival_donizetti_opera © Gianfranco Rota

Imaginez-vous les chevaux des Tudors, galants et bien sellés, montés par les membres de la famille royale, dont l’histoire à l’arrière-goût de sang mène naturellement jusqu’à Élisabeth Ire, personnage central du Roberto Devereux de Donizetti. Du faste de cour aux calculs politiques cruels, l’art du contraste est de mise, tout comme pour le compositeur, qui clôt son ouvrage en 1837, alors que plane la mort récente de ses parents, de son troisième enfant (à la naissance) et de son épouse, et que sévit l’épidémie de choléra à Naples. Roberto Devereux décrit une figure de reine toute puissante rattrapée par le temps et par un amour à sens unique, des accords de principe pourtant intouchables sapés par la volonté d’une seule personne, des relations de confiance mises à mal par le silence, ou la prévalence de l’intime sur le politique. Et au milieu, trône une partition, qui sous des airs angéliques, pervertit subtilement la forme pour développer ses caractères en modulations troublées. Le claquement du fer à cheval sur la pierre de taille des châteaux a soudain une autre saveur…

Pour sa dixième édition, le festival Donizetti Opera de Bergame programme cet opus (en coproduction avec le Teatro Sociale di Rovigo), dans sa toute première version – une seconde verra le jour pour la création parisienne – du Teatro di San Carlo. Pourtant directeur musical de l’institution lombarde, Riccardo Frizza ne met aucunement en valeur la progression harmonique. Les équilibres branlants interrogent, au même titre que la mise en avant de certains pupitres – qui semble suivre une logique aléatoire – à des moments précis. Il choisit le cassoulet plutôt que le carpaccio, et ce n’est pas avec l’Orchestra Donizetti Opera, qui prend la justesse par-dessus la jambe, surtout chez les cordes – comment les contrebasses peuvent-elles être si souvent fausses ? –, que la donne risque de changer au cours de la soirée. À défaut de musique, le chef arrive toutefois à synchroniser une mécanique bien huilée du mouvement, qu’il laisse hélas, une fois lancée, entre les mains des instrumentistes au lieu de la renouveler régulièrement. S’étend alors un smog d’accentuations parasites dans un flux de son trop adhérent, trop collant à la ligne, en partie généré par des cuivres et des percussions hors de contrôle, ainsi que des violons rêches. Le rythme emphatique et grossier a pris le pouvoir, or Roberto Devereux n’est pas une série de marches militaires ou une fête de village.

Roberto Devereux - Donizetti Festival (2024) (c) Gianfranco Rota
Roberto Devereux - Donizetti Festival (2024) (c) Gianfranco Rota

Cet éléphant dans un magasin de porcelaine, côté fosse, n’est pas compensé par la mise en scène de Stephen Langridge, à la fois partisane du moindre effort de psychologie et des lourdeurs de représentation (comme un squelette en habits d’Elisabetta, mis à contribution de façon très récurrente – elle va bientôt mourir. Vous l’aviez ?). L’esthétique n’est évidemment pas une condition suffisante du succès d’une lecture de regista, mais ce surplus de plaisantes poses uniquement destinées à des instantanés de la scène (un cadre blanc lumineux permet de décréter quand il faut liker l’image finie) est une course à l’échalote qui ne prend nullement ses figures historiques en considération, à part peut-être pour projeter des poèmes du vrai Robert Devereux… en langue originale, sans doute comprise sur le moment par moins de dix pour cent de la salle. Bien que Stephen Langridge veuille ajouter l’État comme cinquième protagoniste, la scénographie efficace (en plusieurs niveaux) de Katie Davenport sert davantage à la photo de famille (et ses jolies collerettes) qu’à transmettre des intentions. Malgré un packaging plus moderne qu’une production à la papa, le résultat n’en demeure pas moins léthargique.

Le public en délire de Jessica Pratt a fait le déplacement, la soutenant à grands égosillements de « brava » à la fin de chaque air de son Elisabetta, même lorsqu’elle est à bout de souffle. Si la soprano possède en effet de nombreuses cordes à son arc, dans une tornade de nuances et d’articulations, les doutes donizettiens qu’on émettait pour Linda di Chamounix (en streaming au Maggio Musicale Fiorentino en 2021) se confirment ici. La ligne se pare d’un quasi-légato plutôt curieux, et se divise en succession pointilliste de belles notes, qui ne se retrouvent jamais in fine sous le même drapeau de la phrase. Elle n’interagit pas avec ses partenaires ni ne gradue ses mélodies, comme si elle s’était dissociée de sa mission de musicalité. Et dès l’acte II, les tenues s’effilochent, les changements de registres perdent en homogénéité. Garder le tempo est initialement la bête noire de Simone Piazzola, avant que la matière vocale ne s’émousse et ne se mette en pilote automatique, dépourvu d’orientation et dynamisme. Quoiqu’inégal lorsqu’il est divisé, le Coro dell’Accademia Teatro alla Scala se montre honorable dans ses instants de bravoure.

Dans les seconds rôles, on apprécie la vivacité éclatante de David Astorga et le découpage méthodique d’Ignas Melnikas. Cependant, Raffaella Lupinacci et John Osborn hissent le niveau de chant vers d’autres cieux. L’intense engagement de la mezzo passe par la substance même de la voix et la franchise de l’émission, à travers un corps qui, par ses gestes et son occupation de l’espace, transmet, emmagasine et fait ployer les émotions. Sa ligne est un sensationnel jeu de construction qui transporte continûment. Le ténor incarne le 2.0 du souffle, transforme toutes les significations du texte en sons sidérants, dans une alchimie de rondeur et d’affect. On pourrait aussi parler de la redoutable vitalité de ses aigus ou de la suspension onirique de chacune de ses notes au sein d’un grand fil rouge, mais le « Come uno spirto angelico » qu’il bisse au troisième acte parle de lui-même. La cavalerie est passée, ces deux-là en sont ressortis triomphants.

Thibault Vicq
(Bergame, 23 novembre 2024)

Roberto Devereux, de Gaetano Donizetti, au festival Donizetti Opera Bergamo (Teatro Donizetti) jusqu’au 28 novembre 2024

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