On connaissait le pouvoir d’attraction d’Ermonela Jaho dans ses interprétations de Cio-Cio San (à Paris ou au Festival Castell Peralada, par exemple), mais rien n’y fait, on ne peut s’en lasser ! Chaque nouvelle écoute est (presque) aussi passionnante que la première, laisse briller une myriade de détails. On ne reviendra pas sur la technique inébranlable de la soprano albanaise. Toutefois, il convient de rappeler la richesse de tous les registres, cette matière vocale avec laquelle elle parle, chante et joue dans l’entièreté de son être. Le grave solennel, le médium de douce étreinte et l’aigu déchirant concourent à composer une Butterfly inattendue, dans la fleur de l’adolescence. Elle capte la fantaisie et la charge mentale de la moindre note. En s’extirpant de l’orchestre, elle illustre cette jeune femme qui grandit trop vite à attendre et à espérer. Ermonela Jaho est l’explosif qui retarde l’échéance de la détonation, celle qui par le pouvoir d’imagination sent les énergies crépiter en elle. Au-delà d’une voix incontournable, c’est une silhouette aux mouvements hypnotiques. Bien que libre dans ses amples manches, Cio-Cio San se débat à dessein dans cette prison textile, anciennement de geisha, à présent d’épouse éplorée. La mezza voce grandiose paraît secret chuchoté à l’oreille des spectateurs (des internets). Quant à l’intensité, elle est ample et intimité. Rien n’y fait, on vous dit : on s’en lasse pas !
Ermonela Jaho, en alternance avec Cellia Costea et Kristīne Opolais, était à l’affiche du Stavros Niarchos Hall d’Athènes en octobre pour la tragedia giapponese de Puccini, qui ouvrait une saison incluse aux célébrations des 80 ans de l'Opéra National de Grèce. Après avoir réinventé sa programmation audacieuse – entre créateurs prestigieux et Alternative Stage, qui recèle de pépites multidisciplinaires peu communes – avec deux festivals en ligne, l’unique maison lyrique de Grèce vient de lancer sa plateforme numérique GNO TV, dont Madame Butterfly est la première étape. En attendant que le dispositif ne s’orne de nouveaux contenus dès janvier, on peut témoigner des moyens investis par l’Opéra pour fédérer le public avec ce spectacle. On ne prétendra pas que la mise en scène d’Hugo De Ana révolutionne l’œuvre : elle a le mérite d’en donner une vision « panoramique » et méthodique. Les décors peu chargés dessinent le gigantisme des volumes et les costumes somptueux font le bonheur des yeux, tandis que les projections vidéo évitent habilement de « naphtaliner » l’ensemble.
Difficile de se faire une place aux côtés d’une telle artiste dans le rôle-titre. On préfère déjà oublier le Goro désagréablement instable et aride de Nicholas Stefanou. Marios Sarantidis s’en sort avec plus de rondeur au premier acte qu’au II en Yamadori. Si Dionysios Sourbis a l’étagement mélodique d’un consul comme Sharpless, quitte à sembler vocalement un peu strict, c’est plutôt l’insuffisance de graves et son statisme qui font pencher la balance en sa défaveur. En dépit d’une belle musicalité d’ensemble et d’une élasticité bienvenue (en particulier sur les notes hautes), Gianluca Terranova défend Pinkerton de façon trop imprécise et vacillante. Chrysanthi Spitadi est en revanche la révélation de la soirée : Suzuki radieuse, elle conjugue cœur palpitant et timbre d’airain. Le Chœur du GNO se montre très émouvant dans l’intermède bouche fermée de l’acte II, et on apprécie les attaques franches et le son cuiré de l’Orchestre. Le chef Lukas Karytinos offre une variété d’états à cette réduction instrumentale inoculée de fureur constructive, même si les aspects plus frémissants s’intègrent avec moins d’évidence.
Thibault Vicq
(tv.nationalopera.gr, novembre 2020)
Madame Butterfly, de Giacomo Puccini, disponible sur GNO TV au tarif de 10€ jusqu’au 31 juillet 2021
Crédit photo © Valeria Isaeva
25 novembre 2020 | Imprimer
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