Nous aurions dû être hier soir au Théâtre Graslin de Nantes pour assister à l’Iphigénie en Tauride de Christoph Willibald Gluck que la maison des Pays de la Loire devait donner pour cinq représentations, du 13 au 19 décembre. Les dernières mesures gouvernementales ont néanmoins repoussé d'au moins trois semaines la réouverture des lieux de culture, comme chacun sait. Contre mauvaise fortune bon cœur, c’est donc sur Youtube que nous avons suivi le spectacle, grâce à la captation vidéo qui a été faite au Grand-Théâtre d’Angers fin octobre – la ville ayant eu la primeur de la première série de représentations de l’Angers Nantes Opéra, en coproduction avec l’Opéra de Rennes où quatre représentations étaient également prévues entre le 29 novembre et le 5 décembre.
La production était précédée d'un web-documentaire en 15 épisodes, Iphigénie à l'Opéra : on vous dit tout, dont nous nous étions fait l’écho. Nous avons ainsi pu nous familiariser un peu plus avec l’œuvre mais surtout avec le travail toujours passionnant du jeune et talentueux metteur en scène français Julien Ostini – dont on avait déjà applaudi à deux mains le Faust à l'Opéra de Saint-Etienne en 2018 et à défaut de pouvoir assister à sa Nonne Sanglante de Gounod, à l’affiche de ce même théâtre le mois passé et repoussée aux calendes grecques à cause de la crise sanitaire.
Moins « osée » que son Faust, la mise en scène de Julien Ostini (qui signe également la scénographie et les costumes) s’avère sobre et classique – les mauvaises langues diront conservatrice –, mais ce conservatisme-là a au moins l’immense mérite de respecter à la lettre les intentions du librettiste et du compositeur. Et il y a tout de même ces trois Furies-Euménides, aux accoutrements décalés, omniprésentes dès qu’il s’agit de déstabiliser les deux héros avec leurs danses perverses et menaçantes, qui viennent moderniser un peu l’action. Pour le reste, la scénographie offre à voir des monolithes noirs plus ou moins hauts, qui s’écrouleront au fur et à mesure que la justice l’emportera sur les ténèbres, tandis qu’un immense anneau couvert de symboles permet de délimiter l’espace scénique à certains moments. Le sol est lui recouvert d’un sable rouge, imprégné qu’il est du sang des innombrables victimes immolées dans les lieux. Par ailleurs, l’essentiel – c’est-à-dire les relations entre les trois principaux protagonistes – est heureusement mis en exergue par une direction d’acteurs précise et efficace.
Dans le rôle-titre, la soprano française Marie-Adeline Henry demeure la grande actrice que l’on connaît : l’autorité de la tragédienne fait ici mouche, et captive dès son air d’entrée, « Cette nuit, j’ai revu le palais de mon père », et jusqu’au pathétique « Je t’implore et je tremble » du IV. La froideur marmoréenne, que d’aucuns croient entendre dans cette musique, se transforme ici en expression épurée et superbe d’une angoisse qui dépasse largement les contingences du livret de Nicolas-François Guillard. Las, malgré toutes ces belles qualités, on doit néanmoins déplorer certaines limites dans l’articulation, et surtout certains aigus tout en dureté et stridence, un handicap que l’on a toujours connu chez cette artiste, à l’instar de son Elvira (Don Giovanni) à Saint-Etienne l’an passé ou plus récemment de sa Tatiana (Eugène Onéguine) à l’Opéra de Marseille.
Le baryton franco-britannique Charles Rice – qui nous avait tant impressionnés sur cette même scène dans le rôle-titre de Hamlet la saison dernière – campe un Oreste tout simplement grandiose : le timbre, capable d’éclats subits, ajoute d’inattendues nuances à un chant d’une expressivité toujours tendue, sous l’apparente rondeur de la ligne mélodique. La voix, puissante et fluide sur tout le registre, habite cette musique avec un incroyable aplomb. Dans le rôle de Pylade, Sébastien Droy (qui a gentiment répondu à cinq questions que nous lui avons posées) sait parfaitement exprimer tout le charme triste de son personnage, notamment dans un « Ah ! mon ami, j’implore ta pitié » très touchant. Un air qui bénéficie également de la parfaite articulation de l’interprète, tout autant que son agilité dans la vocalisation et la pleine maîtrise de son registre aigu. En visible méforme, Jean-Luc Ballestra ne rend pas justice à son personnage maléfique de Thoas, dont les véhémences sont hors de sa portée ce soir-là. On retiendra en revanche la courte mais décisive et remarquable intervention d’Elodie Hache, en Diane, et qu’on aurait dès lors aimé entendre dans le rôle d’Iphigénie, puisque deux des cinq représentations nantaises devaient lui offrir cette opportunité.
Mais le meilleur de la soirée est à trouver du côté de la fosse, et l’on pouvait faire confiance au grand chef baroque qu'est Diego Fasolis pour être à la hauteur des enjeux : il parvient à transfigurer littéralement un Orchestre de Pays de la Loire que nous n’aurions pas imaginé atteindre un tel degré de perfection dans ce type de répertoire. Cohésion, précision et exactitude de style sont ici au rendez-vous, et un soin remarquable est apporté aux nuances dynamiques, aux phrasés et à l’articulation. La direction du chef suisse, incisive et nerveuse sans jamais céder à la brutalité, sait porter les chanteurs et restituer la tension dramatique de la partition de manière proprement bouleversante. Le public présent lors de cette soirée ne s’y trompe pas, et salue le maestro avec beaucoup de ferveur aux moments des saluts.
Iphigénie en Tauride de Christoph Willibald Gluck au Grand-Théâtre d’Angers – A voir en replay sur Youtube (ou ci-bas) :
17 décembre 2020 | Imprimer
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