Il est des opéras, comme le Dido and Æneas de Purcell et le Radamisto de Handel, au cours desquels les compétences musicales sous-jacentes à l’événement peuvent compenser une direction artistique maladroite ou prosaïque. Mais il en est d’autres, comme L’heure espagnole de Ravel et Le Nez de Shostakovich, où la mise en scène se doit d’être parfaite d’un bout à l’autre, la moindre fausse note venant compromettre entièrement la soirée ou presque. Il y a une forme d’injustice en la matière, car le problème ne réside pas dans la complexité de l’œuvre : c’est simplement que certains opéras exigent une réalisation impeccable sur tous les plans pour être couronnés de succès. Et le dernier opéra de Verdi, Falstaff, fait partie de ceux-là, sans le moindre doute.
Marie McLaughlin (Meg Page), Bryn Terfel (Sir John Falstaff),
Marie-Nicole Lemieux (Mistress Quickly) ;
© ROH. Photo by Catherine Ashmore
La première eut lieu en 1893 alors que son compositeur approchait son quatre-vingtième anniversaire. Avec le douloureux Un giorno di regno, ce sont là les deux seules pièces qu’il écrivit, ce qui suggère – a minima – les difficultés que l’auteur rencontra au cours de leur création. Il faut presque davantage de talent pour écrire une pièce au rythme effréné, récitatif et aria devant pour ainsi direfusionner, qu’il n’en faut pour composer des airs d’opéra plus mélancoliques, indolents ou populaires. Citons en exemple l’Acte III, lorsque Verdi nous fait croire que nous sommes sur le point d’entendre un duo d’amoureux plein de passion pour en interrompre brusquement l’envolée : sans son génie et son talent musical, un tel revirement n’eut pas produit l’effet escompté.
Inspirée de Les Joyeuses Commères de Windsor, l’intrigue nous présente Sir John Falstaff qui cherche à séduire Alice Ford et Meg Page à la fois alors que l’argent lui manque. Les deux femmes découvrent la supercherie et décident de lui donner une bonne leçon. Dans l’intervalle, le mari de Meg, Ford, attire Falstaff dans son propre piège tandis que la fille de Ford, Nannetta, veut échapper à un mariage arrangé entre elle et le Dr Cajus, un homme à l’âge bien avancé, car elle soupire pour le jeune Fenton. L’intrigue atteint son apogée au Windsor Great Park lorsque Falstaff se voit maltraité par la Reine des fées et des esprits, ou bien plutôt par Nannetta et ses complices, déguisées spécialement pour le moment ! L’histoire connaît cependant une fin heureuse, avec Falstaff qui reconnaît avoir été joué, Ford qui donne sa bénédiction au mariage entre Nannetta et Fenton. Et le personnage principal de s’exclamer sur le final : « Tout n’est que farce sur Terre, nous sommes tous des fous… »
Michael Colvin as Bardolph, Bryn Terfel as Sir John Falstaff,
Craig Colclough as Pistol; © ROH. Photo by Catherine Ashmore
Falstaff ; © ROH. Photo by Catherine Ashmore
Verdi et son librettiste, Arrigo Boito, réussirent le tour de force d’adapter cette histoire anglaise par nature pour en faire une œuvre qui fonctionne aussi bien en anglais qu’en italien. La mise en scène de Robert Carsen en 2012, qui profite actuellement d’une seconde renaissance (par Daniel Dooner) à la Royal Opera House, mène une direction artistique tout aussi réussie en situant l’action dans les années 1950. De nombreux metteurs en scène d’opéra considèrent en effet qu’il s’agit là de l’époque la plus récente à maintenir les hiérarchies sociales du contexte historique initial, et pour Robert Carsen, cette période de changement en Grande-Bretagne constituait une « nouvelle ère élisabéthaine ». Paul Steinberg nous situe ainsi l’action dans une atmosphère britannique avec des décors en somptueux panneaux de noyer s’élevant sur toute la hauteur de la scène… des décors qui pourraient tout autant parfaitement suggérer l’Italie du milieu du 20e siècle.
Le succès de la mise en scène de Robert Carsen a toujours reposé sur sa capacité à trouver le juste équilibre entre des éléments très dynamiques et des effets extrêmement subtils. Par exemple, lorsque le Dr Cajus fait irruption dans la chambre de Falstaff au début de la pièce pour accuser ses valets, Pistol et Bardolph, de l’avoir volé, le spectateur peut observer deux réactions opposées : Falstaff n’en conçoit pas la moindre inquiétude (il ne se lève même pas) alors que Pistol et Bardolph cherchent à se réfugier sous le lit, pour finir la scène en quittant la pièce avec pertes et fracas.
Un œil avisé remarquera également les visages agacés des clients de l’auberge Garter lorsque le quatuor de femmes se met à chanter. Cette réaction n’a cependant rien d’exagéré puisqu’elle n’a pas pour objectif de détourner l’attention des protagonistes principaux : bien au contraire, elle illustre parfaitement le stéréotype de l’Anglais qui doit affronter une source de nuisance. Et dans la scène suivante, alors que madame Quickly puis Ford rencontrent Falstaff, les autres clients de l’auberge finissent par quitter le salon d’agacement, les uns après les autres.
La course poursuite après Falstaff dans la maison de Ford s’accompagne du saccage pur et simple de la cuisine par le chœur, qui s’apprête comme dans une mission commando juste avant que la scène n’atteigne un point culminant parfaitement jaugé. L’Acte III commence à peine que le public rit déjà, le rideau se levant pour ne découvrir que les jambes des protagonistes, pour permettre d’observer à la dérobée un Falstaff trempé et couché dans le foin tandis que Rupert (véritable cheval de l’œuvre originale, remplacé ensuite par Louis dans la première renaissance) se repose dans son étable. Les angles ont été élaborés avec soin pour qu’en mâchonnant son foin, les spectateurs aient l’illusion que Rupert lèche le front de Falstaff.
Frédéric Antoun as Fenton, Anna Prohaska as Nannetta ;
© ROH. Photo by Catherine Ashmore
Marie McLaughlin (Meg Page), Ana María Martínez (Alice Ford),
Anna Prohaska (Nannetta) ; © ROH. Photo by Catherine Ashmore
L’humour n’est pas le seul point fort de cet opéra : les arias ne manquent pas non plus de vibrer de toutes leurs forces, soutenus visuellement de manière subtile. L’exemple nous est donné avec Frédéric Antoun dans le rôle de Fenton, qui livre une interprétation au charme puissant de « Dal labbro il canto estasiato volasung », seul entre deux grands murs et devant l’immensité de l’univers. Phénomène rare à l’opéra, le contraste de la mise en scène a pour effet de renforcer la présence du chanteur et non de la réduire en apportant de la force à la voix d’Antoun. De manière similaire et bien qu’il y ait quelques rires dans la magnifique interprétation de« Sul fil d'un soffio etesio » par Anna Prohaska dans le rôle de Nannetta, les bois des têtes de cerfs du décor ajoutent un léger mouvement à l’ensemble, permettant ainsi à la douce voix de soprano d’infuser dans l’air.
Sir Bryn Terfel, dans le rôle de Falstaff, déclame lui aussi son monologue dans l’Acte III avec une telle gravité et une telle présence que le sérieux de ses réflexions sur la cruauté du monde ne saurait être mis en doute. Le ridicule de la situation n’échappera bien sûr à personne car ce dont le personnage se plaint en réalité, c’est d’avoir dû se cacher dans une corbeille de linge et d’avoir été jeté dans la Tamise ! Véritable prouesse, ce monologue démontre clairement combien Bryn Terfel maîtrise son rôle. Sans chercher le grand rire à tout instant, il laisse l’humour transparaître naturellement de la scène jouée, du moins dans ses propres termes. L’acteur met cependant l’humour physique au premier plan lors de sa rencontre avec Alice Ford dans l’Acte II, ainsi que lorsqu’il est piégé dans l’Acte III, tandis que sa voix de bariton-basse de classe mondiale s’exprime pleinement, révélant un impressionnant éventail de nuances et de timbres.
Ana María Martínez dans le rôle d’Alice Ford, Marie McLaughlin dans celui de Meg Page, Michael Colvin en Bardolph, Craig Colclough dans le rôle de Pistol et Carlo Bosi dans celui du Dr Caius, tous apportent une contribution essentielle. Marie-Nicole Lemieux mérite quant à elle une mention spéciale pour son interprétation corps et âme de madame Quickly, notamment pour sa révérence des plus séduisantes, le passage de la cuillère et du gâteau, et enfin lorsqu’elle nourrit Falstaff. Autre performance remarquable, celle de Sir Simon Keenlyside qui campe le personnage de Ford et qui propose un de plus beaux chants de la soirée avec sa sublime voix de baryton. La production est dirigée par le séduisant Nicola Luisotti, tandis qu'une performance très concise de « Tutto nel mondo è burla » vient compléter la soirée de manière idoine.
traduction libre de la chronique anglaise de Sam Smith
Falstaff | 7 – 21 July 2018 | Royal Opera House, Covent Garden
11 juillet 2018 | Imprimer
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