Guercœur de Magnard, pur chef-d’œuvre, réhabilité à l’Opéra national du Rhin

Xl_guercoeur-2024hdpresse © Klara Beck

Guercœur est l’un des deux opéras (sur trois) d’Albéric Magnard – avec Bérénice, savouré à l’Opéra de Tours en 2014 – que le temps a sauvegardés, du moins partiellement. Le compositeur (et librettiste), méfiant à l’égard des institutions et des imprimeurs, préférait auto-éditer ses ouvrages, n’en gardant ainsi que peu de copies. Si l’incendie de son manoir par les Allemands au début de la Première Guerre mondiale a réduit en cendres les parties d’orchestre des premier et troisième actes, son ami de toujours, Guy Ropartz, en a réorchestré les réductions piano-voix (gardées en lieu « sûr »), de mémoire, avec la base d’un acte II préservé. L’Opéra de Paris a enfin assuré la création scénique de Guercœur en 1931, dix-sept ans après la mort de son auteur, et trente après l‘achèvement de la partition, d’abord refusée par la Grande Boutique car soi-disant peu conforme aux attentes du public. À part un enregistrement en 1951, une version de concert (et un disque) avec Michel Plasson en 1986, et une production scénique en 2019 à Osnabruck, l’opéra ne s’était pas livré à un public. L’Opéra national du Rhin crée encore l’événement avec cette nouvelle production, aux maîtres d’œuvre allemands et à la distribution quasi-intégralement française.

On a appris la prudence sur les « chefs-d’œuvre » brandis par certaines institutions lyriques sous prétexte que les raretés auraient forcément été « injustement oubliées », selon la formule consacrée. La maison alsacienne n’a pas menti sur la marchandise : Guercœur est terrassant de beauté, dans son livret philosophique et politique, dans sa musique en développement continu. Le personnage éponyme s’ennuie au Ciel, un royaume de déesses (sous la responsabilité de Vérité) qu’il a rejoint en mourant après avoir vaincu un tyran sur Terre. Il convainc les décideuses du paradis laïc de le laisser redevenir humain, pour notamment revoir sa bien-aimée Giselle. Mais à son retour parmi les vivants, deux ans ont passé, le peuple s’est lassé de la république, et une guerre civile déchire deux clans, dont les pro-dictature ressortiront gagnants avec l’ancien assistant de Guercœur, Heurtal, qui a gagné le cœur de Giselle. Plus dure sera la chute pour le héros, piétiné par la foule lors d’un affrontement de rue. Il achève son apprentissage en retrouvant les hauteurs du Paradis : Vérité loue l’harmonie des espèces avant d’octroyer à l’homme meurtri (deux fois) un repos éternel.


Guercœur à l'Opéra national du Rhin - Gabrielle Philiponet et Stéphane Degout (c) Klara Beck

Comme Wagner, Magnard laisse la parole à chaque personnage avec la longueur nécessaire. Dans la partition de son monde céleste, il joue avec la souplesse de la temporalité théâtrale pour y apposer un chemin mélodique clair sur une modulation instrumentale foisonnante, tandis que l’acte central (sur Terre) exhibe une rhétorique quasi-straussienne de conversation en musique, à l’allusion plus directe. Tout au long de l’œuvre, l’orchestre draine une multitude de vents contraires, dans une magie de coloration. Magnard gomme et rogne, inscrit et grave, comme un ballet de nuages face soleil qui cacherait ou révélerait une lumière intranquille, assorti d’une qualité de narration textuelle et sonore incomparable. Chaque acte se vit telle une longue phrase passant par plusieurs points d’inflexion dramatique, en un passionnant mouvement linéaire, qu’on ne voudrait jamais quitter de l’oreille. Ingo Metzmacher en tire un fil d’Ariane lustré et crépitant, en sublime chaque note au sein d’une logique expressive plus vaste. Il permet à l’Orchestre philharmonique de Strasbourg (très en forme, hormis le piccolo et les trompettes, voire les violons, plus ponctuellement au début du II et du III) de dévoiler des motifs tangibles dans des nappes saisissantes. Il y a un peu de Brahms et de Sibelius dans le son déployé, qui ne lésine ni sur le velouté ni sur la matière. Le chef excelle à interpeller le contenu musical, à faire circuler les fluides, à savoir toujours creuser dans la roche jusqu’aux profondeurs pour y toucher filaments et rainures. Les voix sont pour lui des instruments supplémentaires de l’orchestre, et l’unité de ses arches fantastiques assure l’exploration stupéfiante d’une esthétique à laquelle il vise à rendre exhaustivement justice. Mission accomplie !

La mise en scène efficace de Christof Loy (dont on a appris de nombreux éléments en interview) tient pour beaucoup à sa sobriété. Un fond noir pour le Ciel, un fond blanc (où apparaissent les ombres des personnages) pour la Terre, une transition des univers avec un tableau de Claude Le Lorrain – l’idée utopique de la lumière et de l’espoir, que pourraient se faire les habitants de l’un ou l’autre monde –, des chaises, une direction d’acteurs au cordeau, des mouvements corporels plus rapides sur Terre que dans le Ciel. La lisibilité totale n’empêche nullement à la matière poétique de s’exprimer, car Christof Loy garde vivace le tempo des sentiments dans ces deux univers qui ne diffèrent que par leurs idéaux. On regrette la contemplation moins travaillée du dernier acte, alors que cette seconde illustration du Ciel aurait pu donner un éclairage nouveau à cette constellation de personnages.

L’opulent  Chœur de l’Opéra national du Rhin se donne à fond, dans de nombreuses configurations (sur scène et hors scène) qui n’excluent parfois pas des départs un peu engoncés, mais qui donnent naissance à des atmosphères auditives aux couleurs inédites. L’écriture de Magnard va comme un gant à la mezzo Antoinette Dennefeld, phénoménale d’émission dense et continue, exceptionnelle dans sa peinture de Giselle, entre solitude pudique et honneur surpuissant. Le conquérant Julien Henric montre encore une fois qu’il va faire partie des ténors qui comptent, grâce à son Heurtal, amant intéressé et broyeur de vies, porteur d’une déflagration vocale à toute épreuve. Catherine Hunold est précisément la soprano qu’il fallait dans le rôle de Vérité. Les nuances et la musicalité éblouissent, même si l’apaisement du III fait perdre l’éclat de ses aigus. L’immense Stéphane Degout apporte à Guercœur autant d’humilité que d’idéalisme et de puissance intérieure. Il livre l’exactitude du moindre instant, la plénitude émotionnelle de chaque syllabe. Que dire, sinon que la perfection existe ? Parmi les seconds rôles, le timbre feutré d’Adriana Bignagni Lesca répond au phrasé posé d’Eugénie Joneau et aux interventions précises de Marie Lenormand et de Glen Cunningham, quand Gabrielle Philiponet (Beauté) manque sûrement de direction dans la ligne.

Se laisser porter par une musique splendide, se questionner (jusqu’à la frustration) sur le désintérêt généralisé pour ce chef-d'œuvre, et sortir de ce spectacle dans un état de béatitude complet, sans avoir vu le temps passer, avec l’envie d’y retourner fissa : les pouvoirs de Guercœur sont indéniables sur l’imagination.

Thibault Vicq
(Strasbourg, 28 avril 2024)

Guercœur, d’Albéric Magnard, à l’Opéra national du Rhin :
- à Strasbourg du 28 avril au 7 mai 2024
- sur France Musique le 25 mai à 20h
- sur ARTE Concert pendant un an à partir du 25 mai 2024
- à La Filature (Mulhouse) les 26 et 28 mai 2024

Festival Arsmondo Utopie, à l’Opéra national du Rhin jusqu’au 7 mai 2024

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