Don Giovanni, échec du désir et triomphe de la musique

Xl_don-giovanni © DR

L’Opéra de Paris donne actuellement Don Giovanni, l’opéra de Mozart, dans la mise en scène  imaginée par l’Autrichien Michael Haneke -- très controversée à sa création en 2006, mais qui s’avérait prophétique au regard de l’actualité récente.
Aujourd’hui confiée à la baguette d’Alain Altinoglu, la production sera retransmise en direct, demain mercredi 11 février, par Radio Classique. Nous saisissons l’occasion pour analyser l’œuvre, « l’opéra des opéras » selon Wagner, à la fois désespérée et fascinante, qui apparait tout autant comme un défi au conformisme qu’un affrontement avec la mort. 

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Don Giovanni, que Wagner appelait « l’opéra des opéras », est sans doute un des plus grands chefs-d’œuvre de tout l’art lyrique. C’est une œuvre subtile et raffinée aux dimensions tragiques et métaphysiques auxquelles se mêlent, comme dans le théâtre de Shakespeare, des aspects plus légers. Cet ouvrage, que Mozart sous-titre « dramma giocoso » (drame joyeux), semble réaliser la synthèse de tout ce qui fascine dans l’opéra quand il est, comme ici, le reflet condensé des mille et un aspects de l’âme humaine. Alliant l’absolu de la séduction à celui de la trahison, exaltant l’infini du désir qui se confond avec une étourdissante course à l’abîme, plaçant la liberté individuelle au-dessus des impératifs moraux les plus sacrés, Don Giovanni est cette formidable énergie qui explose dans le fameux « air du champagne », véritable tornade de plaisir qui laisse l’auditeur étourdi. Car si la dernière journée de Don Giovanni s’apparente à une série d’échecs menant à l’ultime confrontation avec la statue du Commandeur, la musique, elle, triomphe, du spectaculaire accord initial de l’Ouverture jusqu’à celui sur lequel s’achève la scène de la mort de Don Giovanni. Entre ces deux accords tient l’insaisissable « vérité » de ce héros dont la musique de Mozart épouse toutes les contradictions en nous entraînant dans le rythme haletant de son affrontement avec la mort, figure centrale de l’ouvrage.

« J’écrirai pour Mozart la nuit en lisant quelques pages de l’Enfer de Dante »

Le succès remporté par Les Noces de Figaro (1786) à Prague conduit l’Opéra de la capitale de Bohème à commander un nouvel ouvrage à Mozart. Comme il le raconte lui-même dans ses Mémoires, Lorenzo Da Ponte (1749-1838) propose alors au compositeur le mythe de Don Juan et  Mozart accepte avec enthousiasme. « J’écrirai pour Mozart la nuit en lisant quelques pages de l’Enfer de Dante » écrit Lorenzo Da Ponte qui doit se livrer à la rédaction de trois livrets en même temps pour répondre aux différentes demandes de trois compositeurs, Martini, Salieri et Mozart... A-t-il été aidé dans la rédaction de ce livret par le fameux Casanova ? La présence attestée de Casanova à Prague à l’époque rend la chose possible – mais aucune preuve de cette collaboration n’a jamais pu être fournie.

Don Giovanni sera le deuxième des trois opéras que Mozart composa sur un livret de Lorenzo Da Ponte. Les Noces de Figaro est le premier, Cosi fan tutte (1790), le dernier. C’est aussi le dix-neuvième opéra du compositeur alors âgé de 31 ans. Mozart trouve dans cette histoire à la fois sublime et triviale un sujet à sa mesure et il va atteindre avec ce Don Giovanni la quintessence de son génie. On pourrait citer une grande quantité de témoignages de musiciens exprimant leur fervente admiration pour cet ouvrage. Ainsi, Tchaïkovski écrit en 1878 à sa protectrice Madame von Meck :

« La musique de Don Juan fut la première musique qui a exercé sur moi une impression bouleversante. Elle a allumé en moi un enthousiasme sacré qui n’est pas resté sans porter de fruits. Par son intermédiaire, j’ai pénétré dans cette région de la beauté artistique où ne résident que les génies… Si j’ai consacré ma vie à la musique, c’est à Mozart que je le dois ».

L’histoire de Don Juan a été abondamment exploitée. Quatre œuvres lyriques consacrées au célèbre grand seigneur espagnol voient le jour dans la seule année 1787. C’est d’ailleurs pourquoi l’opéra commencera en pleine action, « in medias res ». Don Juan, personnage bien connu du public, n’a pas besoin de scène d’exposition pour être présenté. L’énoncé de son nom suffit à installer la frénésie érotique du héros. Da Ponte fabrique rapidement un livret pour lequel il n’hésite pas à piller d’autres livrets sur le même thème, mais en resserrant l’action avec ce formidable talent dramatique qui est le sien.

Le mythe du séducteur victime de la justice divine a pris naissance en Espagne dans l’atmosphère édifiante de la Contre-Réforme espagnole. Tirso de Molina avec El Burlador de Sevilla (1630), puis Molière avec sa pièce créée en 1665, ont largement contribué à donner ses lettres de noblesse à ce personnage sulfureux qui finit par rencontrer les aspirations du romantisme naissant. En Autriche et en Allemagne du Sud, le personnage rencontre un engouement certain, symbolisant la résistance au conservatisme et un défi au conformisme. On s’intéresse de plus en plus à Don Juan, figure unique et multiple, qui échappe sans cesse à qui veut la figer pour tenter de la retenir entre les lignes d’une explication ou entre les contours de la raison. A deux ans seulement de la Révolution française un vent de liberté annonce l’avènement d’un nouveau siècle.

Don Giovanni  marque, en 1787, la fin de l’opéra de style classique en ouvrant au renouvellement profond que va bientôt opérer le romantisme. Ce « dramma giocoso », entre registre dramatique et clins d’œil amusés au public,  pratique le mélange des genres à la manière d’un drame de Victor Hugo. L’écriture musicale témoigne continûment d’une grande modernité et d’une violence qui n’appartiennent à aucune des œuvres lyriques contemporaines. L’orchestration offre des contrastes déstabilisants pour l’époque, certaines formules mélodiques sont à la limite de la tonalité, des modulations curieuses retiennent l’attention. À sa création, Don Giovanni sera bien accueilli par le public praguois ; mais le succès ne sera pas au rendez-vous lors de la reprise à Vienne au printemps 1788 et l’ouvrage ne sera plus remonté du vivant de Mozart. Les Romantiques se chargeront de ressusciter cet opéra qu’ils encenseront comme il le méritait. Don Giovanni ne cessera plus ensuite de fasciner musiciens, écrivains et philosophes qui seront des passeurs pour le public toujours plus nombreux et enthousiaste.  

La dernière journée d’un « grand seigneur méchant homme »

Ce que nous donne à découvrir et à entendre l’opéra, c’est la dernière journée de Don Giovanni, ce « grand seigneur méchant homme » qui, dans sa course éperdue de séducteur insatiable, sème le désordre amoureux et social autour de lui. Il est celui qui a pris résolument le parti de s’opposer aux lois du cœur, aux lois civiles si nécessaire, et surtout aux lois divines qui les symbolisent en les résumant toutes. Flanqué de Leporello, son valet, son complice, son double peut-être, nous allons voir Don Giovanni à l’œuvre avec trois femmes, Donna Anna, Donna Elvira et Zerlina – mais au bout de ce chemin, Don Giovanni devra faire face à son Destin en affrontant la mort.

L’action commence avant le lever du jour par un premier échec suivi d’un meurtre : Don Giovanni est repoussé et mis en fuite par Donna Anna qu’il compare alors à une « furie désespérée » qui veut sa perte. Le séducteur s’est introduit nuitamment chez elle en se faisant passer pour son fiancé, Don Ottavio. Une fois démasqué, Don Giovanni doit affronter le Commandeur, le père de Donna Anna. Il tue le vieillard dans un duel inégal et appelle définitivement sur lui la vengeance des hommes et la malédiction du Ciel. Dès lors, tous les éléments sont en place -- la transgression et la trahison qui entraînent la condamnation et la soif de vengeance chez les autres protagonistes. La fuite et la dissimulation semblent dans un premier temps pouvoir sauver Don Giovanni du châtiment mais vont l’entraîner dans une mécanique implacable. Nous allons suivre la course éperdue d’un personnage qui est tout entier habité par le désir, comme une soif qui ne s’étanche pas. Il tentera pourtant de l’étancher en séduisant toutes les femmes qui passent sur son chemin, quels que soient les dégâts que cela peut occasionner. Dès le début de ce « Don Giovanni ou le Débauché puni » (« Don Giovanni Il Dissoluto Punito »), le héros rencontre quelque chose qui le dépasse et qui le détruira, la mort. Celle qu’il a infligée au Commandeur annonce celle qui le guette sans possibilité d’esquive au terme d’une journée où la mise en échec successive de tous ses projets de séduction débouchera sur sa disparition dans les flammes. C’est la mort qui se présente dès l’Ouverture portée par de longs accords de ré mineur, tonalité qui est l’expression habituelle de la mélancolie chez Mozart et qui résonnera une dernière fois  dans son ultime ouvrage, le Requiem.

Quand, lancé dans de nouveaux plans de conquête, Don Giovanni s’arrête soudain prononçant cette célèbre formule : «  Mi pare sentir odor di femmina » (« Il me semble sentir une odeur de femme »), il ne sait pas encore que celle qui retient son attention est une femme déjà séduite par lui, Elvira, laquelle s’est lancée à sa poursuite après qu’il l’eut abandonnée. C’est d’ailleurs cette femme bafouée qui mettra fin à l’idylle naissante avec Zerlina. Au moment où la fête bat son plein et qu’avec l’aide de Leporello Don Giovanni réussit enfin à se débarrasser de l’encombrant Masetto, Zerlina se rebiffe et Anna, Elvira et Ottavio apparaissent comme un trio vengeur (fin de l’Acte 1).
C’est un des paradoxes du personnage : au cours de cette trépidante dernière journée le séducteur impénitent semble sans cesse privé de la possibilité d’exploiter complétement sa victoire. Il séduit mais, au dernier instant, les rouages de la mécanique se grippent et il doit reprendre sa fuite en avant. Il y a dans ce Don Giovanni déployé par la musique de Mozart une énergie vitale qui s’apparente à un désir apparemment sans fin. Ou peut-être sa fin, est-elle précisément ce vertige de la séduction qui le pousse à la mort. Le personnage est comparable à un ouragan dévastateur qui emporte tout en tournoyant sur lui-même, renvoyant jusqu’à la fin l’image désespérée d’un impossible accomplissement. La dernière scène ramènera sur le théâtre d’où vient de disparaître Don Giovanni des protagonistes qui répèteront « allègrement » pour le public « la très vieille chanson » délivrant la morale du drame : « La mort des perfides est toujours pareille à leur vie ». Cette mise en abyme du chant nous rappelle que ce que nous venons de voir n’est pas le réel mais une « représentation » que Mozart conclue délibérément par un retour au genre léger, maintenant jusqu’à la dernière note l’équilibre entre le style sérieux et le style comique conformément à la convention de l’ « opera buffa ».

La force irrésistible qui pousse Don Giovanni à parcourir le monde féminin comme une sorte d’Alexandre le Conquérant est déjà contenue dans cette réplique péremptoire que Don Juan adresse à Sganarelle dans  la pièce de Molière, Don Juan ou le Festin de Pierre. Alfred de Musset voyait dans le frénétique désir de séduction du personnage « la soif de l’infini dans la volupté ».

Cette énergie désirante qui caractérise Don Giovanni explose dans l’air bref et irrésistible « Fin ch’han dal vino » (« Tant qu’elles ont par le vin la tête échauffée… ») qu’on appelle aussi « l’air du champagne » (Acte 1). Pierre-Jean Jouve y voyait « une mécanique formidable de désir caractérisé par le jeu effréné de la répétition ». Don Giovanni ne trouve son sens que dans le mouvement, dans un tournoiement incessant qui est l’essence même de son être. A chaque instant émane de lui une force qui est celle du désir, désir qu’il suscite autant que désir qui l’habite. Et, parce que ce désir ne cherche pas à combler un manque, Don Giovanni ne cherche pas à prolonger le plaisir de la possession, il ne peut que répéter son mouvement, interminablement. L’air « Fin ch’an dal vino » à travers la répétition, celle en particulier de « aumentar » à la fin, montre clairement ce qui enivre Don Giovanni : l’accumulation désirante qui le fait séduire les femmes pour augmenter sa liste, c’est-à-dire son pouvoir, sa certitude d’exister. Cet air à deux temps qui tourne sur lui-même comme une danse frénétique semble contenir à lui seul l’essence du personnage. Que peut faire d’autre Don Giovanni que séduire, que mettre en œuvre le désir qui le consume, que jouer sa vie à cette incessante loterie de la séduction ? On entend encore cela dans le célèbre air « du catalogue » que chante Leporello, le valet mais aussi le « double » de Don Giovanni, qui s’enorgueillit de détailler la liste des conquêtes de son maître. La séduction ne cherche jamais à trouver son achèvement dans une quelconque réalisation amoureuse car la conquête est une jouissance qui se suffit à elle-même. Le désir s’exalte dans le décompte – « pel piacer di porle in lista » (« que pour le plaisir de les coucher sur la liste »). Il s’agit d’accumuler sans cesse les conquêtes comme pour mieux retarder la mort.

L’art de la séduction

 Don Giovanni poussé par cette force ravageuse est aussi l’expression affirmée de la séduction. Une scène en est l’effigie au 1er acte : Mozart nous fait « entendre » la manière dont le séducteur agit et comment Zerlina, sa proie, succombe. Il s’agit du duettino « La ci darem la mano » (« Là nous nous donnerons la main »). Zerlina est une petite paysanne, sans doute moins naïve qu’il n’y paraît mais suffisamment fascinée par Don Giovanni pour succomber, à la fois à l’homme qu’il est et au monde social qu’il représente. Il est celui qui maîtrise le langage dont il connaît la charge de séduction. Don Giovanni hypnotise sa proie à demi consentante avec des mots qui ont le pouvoir d’une caresse. Zerlina, ensorcelée, reprend en mineur, comme pour se l’approprier, le désir de Don Juan : elle chante avec une feinte innocence « Vorrei e non vorrei » (« Je voudrais et je ne voudrais pas »). Elle hésite entre l’aventure et la sécurité. L’abandon au désir ou le renoncement. La musique « raconte » le rapprochement des corps : d’abord une première phrase de Don Giovanni, assez développée, une réponse de Zerlina aussi longue ; puis les phrases se resserrent, les corps se rapprochent ; et peu à peu, envoûtée par le chant du séducteur, Zerlina reprend, dans la même tonalité, sa promesse sensuelle : les voici réunis, corps et voix, c’est-à-dire enlacés. Il ne reste plus à Zerlina qu’à acquiescer au désir de Don Giovanni, ce qu’elle fait dans un souffle en répétant cet « Andiam » que lui lance Don Giovanni et qui est comme un consentement, s’épanouissant sur un point d’orgue alangui.

Dans cet « opéra des opéras », comme l’appelait Wagner, on peut se perdre dans le labyrinthe des interprétations allant d’hypothèses en hypothèses. Mais on peut aussi se laisser guider par ces figures musicales qui épousent les incessantes circulations du désir se manifestant tout au long de l’œuvre. Dans Ou bien…Ou bien (1843) le philosophe danois Soren Kierkegaard souligne « la musicalité absolue de Don Juan. (…) Il n’a pas, en somme, d’existence propre, mais il se hâte dans un perpétuel évanouissement -- justement comme la musique, au sujet de laquelle on peut dire qu’elle est finie dès qu’elle a cessé de vibrer et ne renaît qu’au moment où elle recommence à vibrer ». La musique triomphe là où le désir de Don Giovanni vient sans cesse se ressourcer.  

Catherine Duault

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