La Flûte Enchantée se classe évidemment parmi les opéras les plus populaires, sans doute parce que, dit-on, il peut toucher tous les publics – c’est l’œuvre lyrique que l’on conseille traditionnellement à ceux souhaitant découvrir l’opéra ou que l’on montre aux enfants. Mais, et c’est bien connu, la Flûte Enchantée est aussi un opéra riche de sens, un parcours initiatique à la fois philosophique et symbolique, empreint des convictions maçonniques de Mozart. Et la Flûte est sans doute encore un peu plus : une œuvre innovante pour l’époque, d’une complexité et d’une extrême variété de styles, et qui préfigure aussi manifestement l’écriture musicale à venir.
Ce sont ces multiples facettes et différents degrés de lecture de la Flûte Enchantée que nous explorons aujourd’hui.
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La Flûte enchantée a suscité tant de commentaires et d’analyses qu’il paraît difficile de vouloir en décrire la richesse musicale et symbolique sans donner l’impression de revenir sur des données et des explications déjà bien connues. Pourtant il ne faut pas oublier tous ceux qui vont découvrir pour la première fois le plus populaire des opéras de Mozart. Il y aura encore aujourd’hui parmi le public quelqu’un qui pourra faire plus tard la même confidence que le cinéaste Ingmar Bergman : « J’avais douze ans quand j’ai vu pour la première fois la Flûte enchantée à l’Opéra de Stockholm (…). Elle devint une compagne de vie ». Avec son adaptation quasi légendaire de l’opéra de Mozart, le cinéaste danois inaugurait magistralement en 1975 la vogue du film-opéra. La Flûte enchantée est une œuvre aussi attachante que fascinante parce qu’elle marque le terme d’un aboutissement esthétique en établissant une harmonie entre des éléments apparemment inconciliables. Mozart a-t-il voulu composer un opéra féérique populaire comme il s’en donnait dans plusieurs théâtres des faubourgs de Vienne ? Ou bien était-il avant tout inspiré par la solennelle majesté du message maçonnique ? Les aventures fantastiques d’un prince courageux parti délivrer une belle princesse deviennent un parcours musical où se croisent et s’enrichissent inspirations savante et populaire, féérie et gravité, amour et sagesse, enfance et maturité. Testament musical, La Flûte enchantée apparaît aussi comme un testament spirituel. Le conte de fées initiatique délivre un message philosophique inspiré par les idéaux de la franc-maçonnerie. Mais au-delà de la symbolique maçonnique, l’ultime chef-d’œuvre lyrique de Mozart est composé pour toucher tous les publics. Nul besoin d’être initié pour se laisser entraîner dans ce monde merveilleux où l’on découvre les chemins qui mènent des ténèbres vers la lumière de la sagesse et de la beauté.
Genèse d’un opéra féérique composé pour un théâtre populaire
C’est dans un contexte personnel difficile que Mozart répond à la sollicitation d’Emanuel Schikaneder, son ami et « frère » en maçonnerie, qui lui demande d’écrire un opéra pour le théâtre qu’il dirige dans les faubourgs de Vienne. En ce printemps 1791, le compositeur, qui n’a plus que quelques mois à vivre, connaît des difficultés financières. Son dernier opéra Cosi fan tutte (1790) n’a pas rencontré le succès escompté. La mort de l’empereur « éclairé » Joseph II a privé Mozart d’un précieux protecteur. Son successeur Léopold II n’apprécie ni la musique ni les sympathies maçonniques du compositeur dont les œuvres ne sont pratiquement plus jouées à Vienne.
Cette morosité qui envahit progressivement la vie de Mozart est dissipée par la perspective de pouvoir à nouveau se livrer au travail qu’il préfère, composer un opéra. A la tête du « Theater auf der Wieden » depuis deux ans, Emanuel Schikaneder soumet à Mozart le livret qu’il a rédigé lui-même et dans lequel il se réserve déjà le rôle de Papageno, l’homme-oiseau. Il installe le musicien dans une maisonnette en bois, située dans le jardin du Freihaus attenant au théâtre. On peut voir aujourd’hui cette célèbre petite maison au Mozarteum de Salzbourg où elle a été transportée. Deux commandes viennent interrompre l’écriture de la Flûte enchantée : la première est celle d’une Messe des Morts dont le commanditaire souhaite garder l’anonymat ; l’autre est celle d’un opéra à l’occasion du couronnement de Léopold II, La Clémence de Titus.
Il ne faut pas s’imaginer que Mozart composa La Flûte enchantée pour le public inculte d’un théâtre de seconde catégorie. Il est important pour apprécier la portée de l’ouvrage de se rappeler que le Théâtre Auf der Wieden n’était pas une baraque en bois perdue dans la brume des faubourgs où se seraient produits des acteurs et des chanteurs dénués de talent. Certains préjugés tenaces méritent d’être dissipés. Il existait à Vienne plusieurs théâtres de faubourg comme celui que dirigeait Schikaneder qui était lui-même acteur et chanteur, mais aussi dramaturge et metteur en scène. On donnait dans ces établissements des spectacles en allemand qui attiraient un large public. L’élite intellectuelle, l’aristocratie et l’empereur lui-même n’hésitaient guère à se mêler aux spectateurs plus simples et peu cultivés. Ces théâtres proposaient des « Singspiel » (œuvres en allemand qui comportaient des dialogues parlés et des parties mises en musique)et des ouvrages féériques rehaussés de mises en scène spectaculaires utilisant des machineries complexes. Schikaneder vient donc proposer à Mozart de composer un opéra féérique s’inscrivant dans ce genre qui réclame des péripéties extraordinaires où se rencontrent des animaux vivants, des orages spectaculaires, de méchants sorciers et de bonnes fées… Mozart n’était pas dans la nécessité de renoncer à ses exigences musicales pour s’adapter à une troupe médiocre. Il se conformait à la tradition du « singspiel » alternant airs, duos, ensembles et chœurs séparés par des dialogues parlés. L’orchestre auquel devait être confiée l’exécution de sa partition se composait de 35 musiciens qualifiés auxquels s’ajoutaient des chanteurs de bon niveau, excellents comédiens de surcroît.
Une œuvre pour initiés ?
Le livret écrit par Emmanuel Schikaneder a souvent été critiqué au point de pouvoir passer pour indigne de la musique de Mozart. Certains n’ont voulu voir qu’un canevas grossier et décousu dans cet enchaînement de péripéties dignes d’un conte pour enfants. Il est vrai que rien ne manque à la féérie de ce livret foisonnant : on y croise un dragon, une Reine de la Nuit, un homme-oiseau resté proche de l’enfance, un méchant et ridicule geôlier, des coups de tonnerre et des animaux ensorcelés par la musique d’une flûte magique. Derrière cette grande inventivité dans le merveilleux, on devine aisément plusieurs niveaux de lecture complémentaires. Sommes-nous dans le divertissement ou dans un ouvrage subtilement codé ? Ce qui distingue d’emblée la Flûte enchantée du conte traditionnel c’est le surprenant retournement qui révèle soudain la véritable nature des personnages qu’on avait d’abord jugés porteurs des valeurs du bien et du mal. La Reine de la Nuit, mère déchirée par la séparation d’avec sa fille bien-aimée qui lui a été cruellement arrachée, se métamorphose subitement en une véritable harpie assoiffée de vengeance et de pouvoir. Pourtant c’est elle qui donne à Tamino cette « flûte enchantée » qui le « protègera » et le « soutiendra dans la détresse ». A qui se fier ?
Les ingrédients du conte de fées sont réunis pour mieux s’enrichir d’une réflexion philosophique et humaine qui avait déjà transformé Mozart. Comme beaucoup d’artistes des Lumières, il appartenait à la Franc-maçonnerie depuis 1784 date de son entrée dans la loge appelée « À la bienfaisance ». Que ce soit sur le plan dramatique ou musical, plusieurs éléments de la Flûte enchantée renvoient directement à la symbolique franc-maçonne. Par exemple, l’omniprésence du chiffre trois ou l’opposition jour / nuit symbolisée par la Reine de la Nuit et Sarastro. Les épreuves initiatiques que traversent le couple noble formé par Tamino et Pamina et le couple comique constitué de Papageno et Papagena, s’inspirent essentiellement des rites maçonniques. Chacun découvre à sa manière et à son niveau qu’il ne faut pas se fier aux apparences pour accéder à la vérité dans la fraternité et la sagesse.
De nombreux passages de sa correspondance témoignent de l’importance que Mozart accordait à son dernier opéra. Il affirme souhaiter que ses auditeurs soient attentifs au livret et à la musique pour qu’ils puissent en saisir pleinement le contenu et la portée. Dès la première représentation, après quelques réactions mitigées à l’acte 1, le succès est total. Soir après soir, Mozart va observer les réactions du public pour s’assurer de la bonne réception du message philosophique qui affleure sous les enchantements du conte pour enfants.
On peut lire dans La Flûte enchantée le triomphe de la raison sur les ténèbres de l’obscurantisme marqué par l’avènement d’un nouvel ordre spirituel et politique que symbolise le couple formé par Tamino et Pamina. Mais la mise en évidence de cette perspective irréfutable ne doit pas conduire à une lecture univoque. La Flûte enchantée n’est pas une œuvre réservée aux seuls initiés comme en témoigne cet immense succès qui ne s’est jamais démenti. Au-delà des symboles maçonniques Mozart délivre un message universel de tolérance et de fraternité.
À la recherche de l’opéra allemand
Le dernier opéra de Mozart que Beethoven admire tant « parce que chaque genre, de la chanson jusqu’au choral et à la fugue, vient à s’y exprimer » réalise une synthèse qui dessine les nouveaux contours de l’opéra allemand dont les premiers chefs-d’œuvre seront justement le Fidelio de Beethoven ou le Freischütz de Weber. Depuis l’Enlèvement au Sérail (1782), Mozart n’avait pas eu l’occasion d’écrire un opéra en langue allemande. Après Bastien et Bastienne (1768), petit ouvrage composé dans son enfance, Mozart s’était livré à une autre tentative théâtrale en allemand avec une musique de scène pour le drame du baron von Gebler, Thamos, roi d’Egypte (1779). La Flûte enchantée se situe donc au terme d’un parcours jalonné de réflexions sur la possibilité de réaliser un ouvrage en langue allemande. Quel pourrait être le contenu le plus apte à donner naissance à un opéra national ? « Chaque nation a son opéra : pourquoi nous autres Allemands ne l’aurions-nous pas ? La langue allemande n’est-elle pas aussi chantante que la française et que l’anglaise ? J’écris à présent un opéra allemand ‘pour moi’ » (5 février 1783). La problématique qui avait dominé la composition de L’Enlèvement au Sérail trouve son aboutissement avec La Flûte enchantée.
Un aboutissement esthétique
Quand Mozart accepte au printemps 1791 la proposition d’Emmanuel Schikaneder il ne sait sans doute pas qu’il est si près de la mort, mais il a certainement conscience qu’il vient de trouver le moyen de s’exprimer pleinement. Ce que le compositeur va désigner comme un « Grand Opéra » apparaît comme une œuvre au style d’une extrême variété, utilisant tous les genres musicaux de l’époque en parcourant tous les niveaux de complexité dans l’écriture musicale. L’emploi de la langue allemande va jouer un rôle de catalyseur poussant Mozart à de continuelles innovations dans le domaine vocal et choral. Il réinvente des formes traditionnelles comme les airs conventionnels de la Reine de la Nuit transfigurés par une virtuosité surhumaine ; et il crée des formes nouvelles comme certains airs de Tamino et Pamina qui annoncent le lied. Chaque intervention du chœur donne lieu à de nouvelles explorations.
La musique populaire allemande la plus simple côtoie de grandes pages symphoniques. Les petites chansons de Papageno succèdent aux accents nobles et tragiques de l’ « opera seria ». La majestueuse rigueur d’un choral tranche sur les spectaculaires vocalises acrobatiques du « bel canto ». Les polyphonies les plus savantes côtoient des musiques de « glockenspiel ». Et pourtant cette mosaïque de styles et de registres parvient miraculeusement à éviter l’écueil du disparate pour se résoudre en une unité enchanteresse. Sans doute parce que l’écriture musicale est toujours motivée par un souci d’efficacité dramatique. Mozart cherche constamment à susciter l’intérêt de son auditeur qui demeure sous le charme de la découverte. À l’image de la flûte magique qui est au cœur du récit, la musique doit « changer les passions. L’affligé sera tout joyeux, le solitaire tombera amoureux » et elle pourra ainsi accroître « la joie et le bonheur des hommes » (acte 1, scène 8).
Pratiquant déjà le mélange des genres érigé en théorie par l’esthétique romantique, Mozart compose un ouvrage unique par sa richesse d’invention et de significations. Il parcourt un siècle entier d’écriture musicale tout en annonçant l’avenir de l’opéra.
Catherine Duault
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18 décembre 2014 | Imprimer
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