Opér(H)alloween : les monstres à l’opéra

Xl_monstres-et-opera © Les monstres à l’opéra

L’opéra regorge de monstres, certains à figure humaine, d’autres issus d’un imaginaire fantastique peuplé de sorcières et de fées, de diables et de démons, ou encore de géants, de nains, de nymphes ou d’ondins, au milieu de quelques autres, faisant tous de parfaits antagonistes pour les héros des scènes lyriques. En ce jour d’Halloween, on explore le bestiaire fantastique de l’opéra. 

L’opéra regorge de drames, de morts violentes et de destins tragiques. Et souvent, ils sont l’œuvre de monstres à figure très humaine. On pense évidemment à l’infâme Scarpia, prêt à toutes les vilénies pour posséder Tosca ou au retors Iago qui mènera Otello à sa perte à force de distiller son venin. La Lady Macbeth de Verdi se livre à une frénésie meurtrière dans sa quête de pouvoir, on pourrait y ajouter aussi Salomé qui fait « perdre la tête » à Jochanaan, le Don José féminicide de Carmen ou Barbe Bleue et ses sept épouses que ce soit chez Bartok ou Paul Dukas. La morale discutable de Don Giovanni en fait sans doute aujourd’hui aussi un monstre, tout comme le brutal Peter Grimes, sans qu’on sache réellement lequel du rôle-titre ou de la vindicte des villageois s’avère le plus monstrueux. Et on pourrait évidemment multiplier les exemples.

L’opéra compte néanmoins aussi bon nombre de créatures tout aussi monstrueuses. De « vrais monstres » issus d’un imaginaire fantastique, parfois réellement terrifiant ou qui joue à se faire à peur, qui donnent du relief au livret des opéras et font surtout de parfaits antagonistes aux grands héros des scènes lyriques. En cette période d’Halloween, où le voile entre la réalité et des mondes plus obscurs se fait ténu, évoquons le (foisonnant) bestiaire monstrueux de l’opéra et quelques-uns de ses représentants les plus emblématiques – sans ambition d’exhaustivité.

Pléthore de sorcières à l’opéra

Les sorcières se classent sans doute parmi les grandes « créatures monstrueuses » de l'opéra, tantôt attirantes, tantôt redoutées. Le héros (masculin) devra souvent mobiliser toute sa force de caractère pour surmonter la séduction forcément ensorcelante de cette ennemie (au féminin) : chez Handel ou Francesca Caccini, Alcina collectionne ainsi les amants (changés en animaux ou en plantes) avant d’être vaincue par Ruggiero ; elle n’a pas grand-chose à envier à la magicienne Armida qui emploie ses charmes pour affaiblir les Chevaliers chrétiens de Jérusalem, mais auxquels Rinaldo résiste vaillamment (chez Rossini), tout comme le Chevalier Renaud (chez Lully ou Haendel) ; ni même à Circé qui tente de séduire Ulysse, notamment sur la musique de Henry Desmarest, et qui lui aussi lui résistera.

Les sorcières à l’opéra peuvent néanmoins aussi se montrer particulièrement furieuses, avant de connaitre un destin souvent funeste. On pense forcément à l’infanticide Médée, meurtrière ivre de la jalousie chez Marc-Antoine Charpentier, consumée par une folie vengeresse dans l’opéra-comique de Luigi Cherubini. Sans doute moins tragique, la Reine de la nuit de La Flûte enchantée n’en est pas moins manipulatrice et animée par un solide désir de vengeance contre Sarastro, avant d’être vaincue par l’amour triomphant. La fin sera moins heureuse dans le Didon et Énée de Purcell, où la reine des sorcières fera le malheur des deux amants.

Pas tout à fait sorcières, l’opéra compte aussi quelques fées et elfes. On pense par exemple aux Fées de Wagner qui signe là son premier opéra achevé. Il puise son inspiration dans le romantisme allemand et met en scène les tourments nés de l’union d’un mortel et d’une fée (prétendument infanticide). Dans l’opéra britannique, les fées sont davantage malicieuses : dans The Fairy Queen de Purcell ou Le Songe d’une nuit d’été de Britten, les sortilèges du roi des elfes Obéron contribueront à former, séparer ou égarer les couples, avant de finalement les réconcilier. En France, les fées s’avèrent peu monstrueuses et plutôt bienveillantes, notamment dans la Cendrillon de Massenet.

Médée, Sonya Yoncheva (Staatsoper Unter den Linden Berlin, 2018)
Médée, Sonya Yoncheva (Staatsoper Unter den Linden Berlin, 2018)

Diables et pactes maléfiques

Le diable et l’enfer sont aussi au cœur de bien des œuvres lyriques. Sur les partitions très dramatiques de Gluck ou plus souriantes d’Offenbach, Orphée s’aventure dans les Enfers pour y retrouver Eurydice. Pour autant, bien souvent, c’est le diable lui-même qui arpente la surface du monde pour y tenter les mortels avec ses pactes.

Le mythe de Faust a ainsi inspiré bien des compositeurs. Que ce soit chez Berlioz (La Damnation de Faust), Gounod (Faust), et Arrigo Boito (Mefistofele), ou encore chez Schumann (Scènes du Faust de Goethe) puis plus tard chez Ferruccio Busoni (Doktor Faust), le diable se fait tentateur. Faust lui cède pour l'amour ou la jeunesse, parfois au prix de son âme, parfois en réussissant à la sauver, avec ou sans Marguerite. Il est encore question de pacte avec le diable dans le Freischütz de Weber : dans l’effrayante Gorge aux loups, le jeune et naïf Max signe un pacte dans l’espoir de gagner le cœur d’Agathe... avant d’être dupé et il l’aurait tuée sans l’aide d’un sage ermite. Dans Robert le Diable, le rôle-titre se découvre fils du diable, est tenté mais échappera de justesse à la damnation grâce à l’amour. L’amour est moins heureux dans Les Contes d'Hoffmann où le diabolique Lindorf fait le malheur du poète – mais contribue à lui inspirer son art, comme pour révéler la part sombre d’Offenbach ? Le diable est tentateur, mais bien souvent à l'opéra, l'âme est sauve et la morale aussi – et quand elle ne l’est pas dans le livret, le public comprend l’attrait de la vertu.

Parmi les créatures démoniaques qui s’aventurent sur les scènes lyriques, sans doute peut-on compter aussi Le Démon de Rubinstein. Cette fois, c’est l’être démoniaque qui tombe amoureux de la jeune innocente et tente de la corrompre. Elle sera sauvée par un ange et le démon condamné à la solitude éternelle.

Frankenstein - Théâtre Royal de La Monnaie - De Munt (2019)
Frankenstein - Théâtre Royal de La Monnaie - De Munt (2019)

Fantômes, vampires et autres créatures maudites

Au début du XIXe siècle, Mary Shelley publie son Frankenstein ou le Prométhée moderne et l’opéra romantique s’impose sur les scènes lyriques (en 2019, le compositeur américain Mark Grey s’inspirera même du monstre pour composer son opéra Frankenstein). Plusieurs compositeurs d’œuvres lyriques mettent en musique l’atmosphère gothique en vogue à l’époque et y explorent notamment les thèmes de la culpabilité ou de la rédemption. Le public de l’Opéra-Comique frissonne devant le fantôme de La Dame blanche de Boieldieu et quelques années plus tard, il en sera de même salle Le Peletier devant La Nonne sanglante de Gounod. Wagner aussi s’inscrit dans le romantisme de l’époque et le capitaine maudit de son Vaisseau Fantôme devient sans doute l’un des principaux modèles de la quête de rédemption à l’opéra.

Un siècle plus tard, la terreur suscitée par les fantômes du Tour décrou de Britten (inspiré de la nouvelle gothique d’Henry James) sera bien davantage psychologique : au travers d’une musique subtile, le compositeur installe progressivement une ambiance toujours plus angoissante, alors que la gouvernante lutte en vain contre les esprits de deux revenants qui menacent les enfants dont elle a la charge.

Parmi les contemporains de Mary Shelley, John Polidori signe Le Vampire en 1819. Dans la foulée, les créatures immortelles s’invitent à leur tour sur les scènes d’opéra. La nouvelle est notamment adaptée par le compositeur belge Martin-Joseph Mengal en 1826, puis doublement en allemand dans Der Vampyr, deux ouvrages du même titre de Heinrich Marschner et Peter Josef von Lindpaintner. Pour prolonger sa vie, le vampire du rôle-titre doit sacrifier trois épouses vierges... échouera avec la troisième et sera condamné aux Enfers. L’immortalité n’est néanmoins pas l’apanage des seuls vampires. Dans L'Affaire Makropoulos de Janáček, c’est un élixir de vie éternelle qui confère au rôle principal une jeunesse qui prend des allures de malédiction. Alors qu’elle traverse le temps sous différentes identités, l’héroïne trouvera finalement le repos au terme d’une énigmatique intrigue judiciaire.

La Dame blanche à l'Opéra de Rennes - Caroline Jestaedt & Sahy Ratia (c) Rémi Blasquez
La Dame blanche à l'Opéra de Rennes - Caroline Jestaedt & Sahy Ratia (c) Rémi Blasquez

Nains et géants, nymphes et ondins

On peut difficilement s’intéresser aux monstres de l’opéra sans évoquer le bestiaire wagnérien. Aux côtés des divinités de la Tétralogie de Wagner, de ses héros et ses vaillantes Walkyries, de ses animaux mythologiques ou encore des Filles du Rhin aux allures de nymphes, l’œuvre de Wagner fait aussi une belle place aux géants Fafner et Fasolt. Le premier, avec sa tessiture de basse profonde, est un monstre redoutable à la fois meurtrier et avide de s’approprier l’Anneau du Niebelung. Le second, souvent distribué à une basse chantante, se montre plus naïf et amoureux, voire idéaliste. Même dualité chez les Nibelungs, les nains de l’œuvre wagnérienne qui vivent dans les entrailles de la Terre : Alberich est ambitieux et avide, vindicatif et voleur de l’or du Rhin, alors que son frère Mime apparait sous les traits du forgeron travailleur. Les créatures monstrueuses de Wagner sont duales pour mieux souligner leur double facette symbolique. 

Les géants ne sont ne pas l’apanage de Wagner. Le cyclope Polyphème inspire aussi les compositeurs. Nicola Porpora lui consacre un opéra, Polifemo, alors que Charpentier, Lully ou encore Haendel en font l’antagoniste des amours de la nymphe Galatée et du berger Acis. S’il nourrit un amour sincère pour la nymphe de la mer, il est aussi prompt à la colère et menace de dévorer les compagnons d’Ulysse. Il en paiera le prix : Ulysse le tue, transperçant son œil unique d’un pieu. Une autre nymphe est victime de ses sentiments : l’ondine Rusalka aspire à être aimée sincèrement du prince, elle se condamnera à disparaitre dans les profondeurs du lac. À l’inverse, chez Strauss, la nymphe Daphné est trop aimée que ce soit par le berger Leucippe ou le dieu Apollon... et en nourrit des remords. Elle sera changée en arbre par Zeus, pour vivre en harmonie avec la nature qu'elle aime. 

Quand les monstres ne sont pas ceux que l’on croit

Depuis l’origine ou presque, l’opéra a mis en scène de nombreux monstres et créatures fantastiques, le plus souvent pour en faire les antagonistes de nobles héros ou les contre-exemples de belles morales. Il peut néanmoins arriver aussi que le monstre ne soit pas tout à fait celui qu’on croit : chez Rameau, la grenouille Platée est certes repoussante, mais fait l’objet d’un jeu cruel entre Junon et Jupiter, et sera à la fois humiliée et moquée de tous. Au XVIIIe siècle, l’ouvrage prend des allures de comédie. Aujourd’hui, on est davantage enclin à prendre la pauvre Platée en pitié. Car l'image du monstre évolue, notamment dans les ouvrages contemporains : dans l'opéra pour enfants La petite fille, le chasseur et le loup (2022), le compositeur Vasco Mendonça imagine un conte dans lequel le loup est terrifié par le chasseur, et obtient l’aide de la Petite fille pour lui échapper. La figure effrayante du monstre des siècles précédents n’est plus celle du XXIe.

Et à l’heure où les monstres et autres créatures fantastiques jouissent d'une popularité croissante dans la littérature, le cinéma ou les séries télévisées, gageons qu’ils pourraient aussi s’imposer comme une porte d’entrée vers la découverte de l’opéra pour un public avide de s’immerger dans la poésie du merveilleux de l'art lyrique et les émotions qu’elle suscite – quitte à se faire un peu peur. 

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