Pour ouvrir sa saison, la Royal Opera House de Londres donne un cycle complet de la Tétralogie de Wagner : les quatre opéras du Ring des Nibelungen sont donnés à quelques jours d’intervalle, dirigés par Antonio Pappano, avec sur scène notamment Nina Stemme, John Lundgren, Johannes Martin Kränzle, Sarah Connolly, Emily Magee ou encore Stuart Skelton, entre autres.
L’œuvre n’est sans doute pas la plus accessible du répertoire lyrique, mais pour mieux l’appréhender, nous en examinons les principales originalités, le sens ou les spécificités musicales.
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Que d’idées fausses et de préjugés sont venus s’interposer entre le mélomane et « L’Anneau du Nibelung », une œuvre frappée par la pire des malédictions, celle de la démesure ! Et d’abord de quoi parle-t-on ?
Le nom
Cet ouvrage unique composé d’un prologue et de trois journées, se cache sous plusieurs appellations, ce qui constitue une difficulté supplémentaire pour qui veut entreprendre l’ascension de cet Everest musical. Faut-il parler de « Ring » comme les initiés ? Ou encore de « Tétralogie » ? Mais que signifie « Le Ring » ? Der Ring ou l’Anneau est simplement l’abréviationdu titre complet L’Anneau du Nibelung. On l’appelle aussi « la Tétralogie », de tétra qui, en grec, signifie quatre, parce que cet étonnant monument lyrique se divise en quatre parties, ou plus exactement en un prologue (L’Or du Rhin) et trois journées (La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des Dieux), constituant une histoire qui ressemble à beaucoup d’autres récits fondateurs émaillant l’univers mythologique ou religieux.
Reprenant aux tragiques grecs l’idée d’un cycle dramatique constitué d’un prologue et de trois journées, Wagner fait naître un univers musical et dramatique bien à lui. L’Anneau du Nibelung nous entraîne dans le dédale d’une histoire éternelle et universelle qui se raconte aussi comme une fable philosophique. Le sujet en est donc relativement simple même s’il devient le support de multiples interprétations d’une infinie richesse. Encore faut-il que cette abondance de perspectives ne soit pas un obstacle pour le néophyte qui doit se laisser emporter par le récit et surtout par la musique, avant de se perdre dans un labyrinthe de conjectures et de commentaires. Revenir à l’essentiel, c’est-à-dire à l’œuvre elle-même, est la première démarche à privilégier.
Au seuil du temple
Richard Wagner réalise une vaste synthèse dont le tissage est d’une richesse infinie. Des emprunts à la mythologie gréco-romaine ou aux contes populaires se superposent à la mythologie des Eddas et des Sagas. Et contrairement à certains préjugés, l’entrée dans le monde de la Tétralogie est facilitée par ce jeu de miroir. Bien des amateurs de séries fantastiques pourraient les délaisser sans remords en découvrant la profusion de l’imaginaire wagnérien. Les jeux et les enchevêtrements des « leitmotive » tissent la trame de l’œuvre en nous faisant pénétrer au cœur de l’âme des personnages. La musique nous invite à un fascinant parcours, à une approche ineffable des sentiments les plus subtils et les plus enivrants dévoilés à la faveur des situations les plus simples malgré les apparences.
Il faut donc accepter de pénétrer dans un temple qui ressemble beaucoup à celui que Baudelaire décrit en évoquant la Nature dans son célèbre poème Correspondances. Car Le Ring est, comme la Nature,
« un temple où de vivants piliers /
Laissent parfois sortir de confuses paroles ; /
L'homme y passe à travers des forêts de symboles /
Qui l'observent avec des regards familiers. /
Comme de longs échos qui de loin se confondent /
Dans une ténébreuse et profonde unité, /
Vaste comme la nuit et comme la clarté, /
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».
Les thèmes essentiels du Romantisme s’y croisent sans cesse. A commencer par l’Amour auquel il faut renoncer pour dominer le monde, alors qu’il peut aller jusqu’au-delà des règles à travers la passion incestueuse des jumeaux Siegmund et Sieglinde dans La Walkyrie. La Nature est elle aussi exaltée sous toutes ses formes, depuis le Rhin, élément fondateur, jusqu’à la forêt, et ses fameux murmures. La Nuit, autre thème romantique majeur, est le lieu privilégié du drame depuis la « rencontre » de Siegmund et Sieglinde jusqu’à l’assassinat de Siegfried. Le Voyage est également au cœur de La Tétralogie où l’on en trouve plusieurs, dont le célèbre voyage de Siegfried sur le Rhin, sans oublier dans Siegfried le surnom de Wotan, Der Wanderer, c’est-à-dire le Voyageur. Enfin, la Mort est consubstantielle à la possession de l’Anneau et elle entraine toute une race à sa fin, celle des Dieux.
Au commencement était le Vol
Si le récit apparaît compliqué par la présence de trente-quatre personnages différents, par les multiples époques et temporalités de son déroulement, il est pourtant clair dans son principe. L’acte initial de La Tétralogie est le vol de l’Or gardé par les Filles du Rhin. En acceptant de renoncer à l’amour qu’il maudit, le Nibelung Alberich, un gnome repoussant, s’empare de cet Or qui va lui servir à forger un Anneau magique capable d’assurer à celui qui le détient, le pouvoir suprême sur les êtres et sur le monde. Mais Wotan, le Dieu des dieux, dont Richard Wagner dit lui-même « qu’il nous ressemble à s’y méprendre », s’empare traîtreusement du merveilleux talisman d’Alberich, lequel se venge par une malédiction : tout possesseur de l’Anneau sera voué au malheur et à la mort.
Alberich
Richard Nilsen (Wotan)
Le maître de l’Anneau sera l’esclave de l’Anneau, selon la terrible formule d’Alberich dont le discours haineux est accompagné d’un motif musical essentiel dans toute La Tétralogie, celui de la Malédiction. À partir de ce moment, le récit devient un vaste « jeu du furet », selon la célèbre formule de Claude Debussy. Chacun se lance dans une course effrénée pour récupérer l’objet de toutes les convoitises, en cherchant à se l’approprier grâce à un héros issu de son sang. C’est ainsi que Wotan misera sur Siegmund dans La Walkyrie, puis sur Siegfried, le fils de Siegmund, tandis qu’Alberich poursuivra sa vengeance à travers son fils Hagen, qui sera l’assassin de Siegfried momentanément détenteur de l’Anneau maudit. Siegfried, celui qui ne connaît pas la peur, est par excellence le héros qui s’affirme à la face du monde par sa revendication de liberté. Pourtant, cette liberté reste illusoire puisque il n’a été mis au monde que pour servir les desseins de Wotan.
Tout commence avec le vol d’Alberich et tout s’achèvera par le sacrifice de la clairvoyante Brünnhilde, la Walkyrie, fille préférée de Wotan, et véritable rédemptrice de l’humanité. C’est elle qui brisera la malédiction de l’Anneau. Wotan, le dieu par lequel le scandale originel arrive, est le personnage-clef de La Tétralogie. Toute l’action découle de ses crimes, de ses trahisons et de ses hésitations. Passant de l’espoir à l’apitoiement sur lui-même, de la fureur à la tendresse, de la haine à la pitié, Wotan oscille constamment entre volonté de puissance et lâcheté pour finalement terminer son parcours dans le renoncement. Le Dieu des dieux sera le seul responsable de la catastrophe finale.
A travers les thématiques des textes anciens allemands ou scandinaves, se profilent des préoccupations et des problématiques qui sont celles de Wagner, donc celles de son époque. Derrière Wotan se cache le dieu scandinave Odin. Mais certains ont voulu y voir l’incarnation de « la décadence d’une société basée sur l’égoïsme et la propriété ». Au moment où il conçoit La Tétralogie, Richard Wagner est séduit par les théories de Proudhon (1809-1865) et de Bakounine (1814-1876) dont il est l’ami. On perçoit l’écho de vifs débats politiques dans la dénonciation de l’Or qui corrompt en entraînant le cortège de tous les maux du capitalisme que fustigent des philosophes prémarxistes comme Feuerbach (1804-1872). L’opposition entre les dieux et les Nibelungen a pu apparaître comme la transposition de celle qui peut exister entre les forces politiques au pouvoir et les forces productives et ouvrières. Il reste toujours possible de faire une lecture sociologique, idéologique ou philosophique de cette immense fresque que constitue La Tétralogie, œuvre d’une actualité permanente.
Un « compte » à dormir debout
Si l’on part du principe que l’Anneau du Nibelungen n’est pas plus une histoire à dormir debout que celle que nous propose Homère dans L’Iliade et l’Odyssée, il n’en demeure pas moins que le gigantisme de l’ouvrage a quelque chose de déroutant. Faire dialoguer le monde des dieux et celui des humains pour aborder des thèmes philosophiques essentiels, n’a rien de nouveau, mais Wagner emprunte cette voie pour atteindre des sommets lyriques jusqu’alors inexplorés. Le musicien a consacré plus d’un quart de siècle à élaborer son Ring dont les premières esquisses datent de 1848 alors que la création aura lieu en 1876 à Bayreuth après une création partielle, contre le souhait du compositeur mais sur l’insistance de Louis II, de L’Or du Rhin et de La Walkyrie en 1869 et 1870 à Munich.
Ring
Les chiffres sont éloquents. Le mélomane doit aborder un ensemble de quatre opéras qui représentent plus de 16 heures de musique en ayant recours à 34 personnages, auxquels s’ajoutent des figurants comme les Nibelungen, le peuple des profondeurs – dont est issu Alberich, « le Nibelung », qui donne son nom à l’ensemble. Dans son célèbre ouvrage Le voyage artistique à Bayreuth (1897), Albert Lavignac (1846-1916) a dressé un tableau complet de tous les personnages selon l’ordre de leur première entrée en scène. Sans entrer dans le détail de ce minutieux classement, on peut préciser que trois familles ou « engeances » ou « races » se disputent la possession de l’Anneau. Il y a d’abord les Dieux, avec Wotan à leur tête. Les neuf Walkyries, filles de Wotan, font partie de ce groupe ainsi que Siegfried, le fils des deux jumeaux, Siegmund et Sieglinde, que Wotan a conçus avec une mortelle. Face aux Dieux se dressent les Nibelungen, « engendrés par la Nuit », qui vivent dans les entrailles de la terre sous la domination d’Alberich. Le troisième groupe est constitué des Gibichungen, qui sont des humains manipulés par Hagen, le fils qu’Alberich a élevé dans la haine des Dieux qui lui ont volé son précieux Anneau magique. Avant d’être une fable philosophique, L’Anneau du Nibelung est un sanglant affrontement de clans, une lutte impitoyable entre des personnages avides de pouvoir : il y aura huit assassinats et un suicide parmi les protagonistes, sans parler du grand incendie final qui anéantit la race divine.
Les « poteaux indicateurs »
Parmi les chiffres impressionnants qui caractérisent Le Ring figure celui des quatre-vingts motifs musicaux différents qu’avait recensé Albert Lavignac dans son incontournable « guide ». Il existe au total 91 leitmotive qui retentissent 2 381 fois dans l’ensemble de la Tétralogie, dont 398 fois dans L’Or du Rhin, 482 fois dans La Walkyrie, 650 fois dans Siegfried et 851 fois dans Le Crépuscule des Dieux.
Les leitmotive, que l’on traduit dans un à peu près à moitié francisé par leitmotifs, sont une particularité wagnérienne – même si le compositeur n’est pas le premier à associer des thèmes musicaux à un personnage ou à une situation. Mais Wagner est bien le premier à les utiliser avec une telle importance en les systématisant dans tout L’Anneau du Nibelung. Selon la formule très imagée de Debussy, ces thèmes fonctionnent comme des « poteaux indicateurs à l’usage des gens qui ne savent pas trouver leur chemin dans une partition ». Les leitmotive seraient donc dispersés tout au long de la partition pour permettre à l’auditeur de se repérer. Toutefois, il faut rappeler qu’un personnage peut se voir attribuer plusieurs thèmes, comme c’est le cas pour Wotan, accompagné à la fois du thème du Walhalla mais aussi de celui du Voyageur ou encore de celui de la colère. Certains leitmotive n’apparaissent que très brièvement alors que d’autres sont permanents comme celui de l’Anneau. La musique acquiert ainsi un pouvoir expressif nouveau en renforçant la signification du texte. Quand, au premier acte de La Walkyrie, Siegmund et Sieglinde évoquent leur père, dont ils ignorent l’identité, l’orchestre entonne le thème du Walhalla, le séjour des Dieux : le spectateur comprend alors qu’ils sont les enfants de Wotan. Les leitmotive sont donc une façon de rendre le spectateur intelligent par rapport au personnage en lui donnant des « indices ». Ce que Debussy qualifie un peu rapidement de « bottin musical » est en réalité un moyen très efficace de rendre perceptible l’évolution intérieure des héros dont on perçoit « musicalement » les pensées les plus secrètes et les pressentiments.
L’utilisation des leitmotive peut faire plus encore en développant un commentaire de l’action : ainsi, l’interlude qui noue le premier au deuxième tableau de L’Or du Rhin fait entendre la transformation du motif de l’Anneau en celui du Walhalla, ce qui fait comprendre que la violence attachée à la possession de l’anneau va se propager dans le Walhalla, c’est-à-dire que, d’ores et déjà, le royaume des Dieux est corrompu. Enfin, par leur dimension de réminiscence, les leitmotive permettent de dilater le temps.
« Le commencement de la musique »
La question du temps est essentielle chez Richard Wagner car elle concentre toute l’originalité de son œuvre. Le temps wagnérien est différent du temps habituel de l’opéra en ce qu’il se donne pour objectif d’intégrer le « temps intérieur » au temps de l’action.
Wanderer
Il y a chez Wagner une action extérieure et une action intérieure. Or l’action intérieure se déploie plus lentement que l’action extérieure qui se déroule très vite. Cette action intérieure, on la perçoit essentiellement dans l’orchestre qui donne le tempo sur lequel les voix se déploient. Et ce développement orchestral permet une fluidité du discours musical où tout s’enchaîne dans un vaste continuum.
Comme pour inscrire sa narration dans un temps originel, Wagner fait retentir au début de L’Or du Rhin un simple mi bémol de contrebasse, « cellule originelle » à partir de laquelle va croître tout un univers. Il sera tenu pendant 138 mesures ! Sur cette trame statique, l’accord se constitue progressivement, les entrées successives des instruments créant un tissu mouvant malgré une apparence de surplace. L’écrivain Thomas Mann a résumé cette entrée en matière d’une formule saisissante : « cette musique du commencement est le commencement de la musique ».
La Tétralogie est assurément un édifice impressionnant mais les temps forts de son récit aux multiples enjeux philosophiques, sur lesquels on peut (et on a) beaucoup gloser, sont transcendés par une musique qui emporte et submerge comme une vague irrésistible : c’est ce qui en fait une aventure éternelle.
23 septembre 2018 | Imprimer
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