1844, Giuseppe Verdi a 31 ans. Après un premier succès d’estime suivi d’un échec, il a soudain vu les projecteurs se braquer sur lui avec le triomphe de Nabucco en 1842 à la Scala, suivi l’année suivante d’un nouveau grand succès avec I Lombardi. Bien sûr, la Fenice, soucieuse de ne pas laisser le monopole de ce jeune compositeur à la Scala, l’a alors invité à créer son prochain opéra à Venise : ce sera Ernani en mars 1844. Création triomphale mais surtout, pour Verdi, découverte éblouie de cette ville fascinante, de cette ville de ruelles et de recoins, de canaux et de secrets, une ville qui lui apparait aussitôt comme un formidable décor théâtral. Il ne reste qu’à trouver un livret : c’est rapidement chose faite avec la pièce de Byron, un familier de Venise, qui y a situé ses Two Foscari. L’opéra est vite achevé et proposé à la Fenice, qui en est ravie (un deuxième opéra de Verdi, quelle aubaine !)… mais qui déchante à la lecture du livret : les grandes familles qui y sont évoquées, les Foscari, les Loredano, sont encore présentes à travers leurs descendants : le risque est trop grand ! Verdi crée dons ses Due Foscari à Rome, au Teatro Argentina, avec un réel succès.
Et même si, plus tard, il minimisera l’intérêt de cet opéra de ses « années de galère », Verdi offre dans I Due Foscari un certain nombre d’éléments de composition qui se retrouveront dans ses opéras ultérieurs, de même que la thématique, cette réflexion amère sur le pouvoir et sa vanité, sur la solitude aussi qu’il induit, faufilera nombre de ses ouvrages à venir, de Don Carlos à Simon Boccanegra en passant même par Aïda. Mais ici, elle se concentre dans les relations entre trois personnages, le doge Francesco Foscari, son fils Jacopo Foscari (ce sont eux « les deux Foscari »), et la femme de ce dernier, Lucrezia. Il y a bien aussi un personnage sombre, Jacopo Loredano, un des membres de ce Conseil des Dix chargé de faire régner l’ordre à Venise en ce XVème siècle, qui est aussi un ennemi héréditaire des Foscari. Mais il n’a pas d’air (seuls les trois victimes ont des airs), il n’est qu’une présence négative, à la tessiture vocale sombre qui se fond le plus souvent aux membres du Conseil des Dix ou aux sénateurs. Car, dans cette tragédie familiale pleine de passion sur fond de conflit politique, il n’y a pas d’intrigue secondaire, tout est concentré sur ces trois personnages aux caractères clairement affirmés – la bravoure et la fragilité pour le ténor Jacopo Foscari (dont les interventions sont ourlées d’un thème de clarinette qui dit cette fragilité émouvante), l’ardeur amoureuse et la fureur vengeresse pour la soprano Lucrezia (voix tissée aux aigus dardés des violons), le doute et la mélancolie douloureuse pour le baryton Francesco Foscari (exprimés en contrepoint par le violoncelle qui dit si bien cette fêlure de l’âme du Doge).
Pour éclairer le déroulement du spectacle proposé par le Théâtre du Capitole de Toulouse, il faut rappeler l’enjeu de cet opéra : Jacopo Foscari, le fils du Doge, a été accusé d’un crime qu’il nie, et condamné à l’exil. Il a fait appel et c’est cet appel qui constitue le nœud de l’opéra. Car le jugement, implacable, va déchirer le vieux Francesco Foscari, écartelé entre son devoir de doge et son amour de père. Le terrible Loredano parviendra à obtenir la réitération de la condamnation de Jacopo, malgré les supplications ardentes de Lucrezia, son épouse, qui ira même jusqu’à faire irruption avec ses deux enfants, au moment du jugement, pour tenter d’émouvoir les juges – en vain. Jacopo en mourra de désespoir, Francesco, ayant ainsi perdu son dernier enfant, perdra aussi sa charge de doge et finalement sa vie : les deux Foscari disparus, un nouveau doge pourra donc se lever. Victoire de l’injustice, de la trahison, de la haine – du Destin donc : on peut comprendre que Verdi, qui venait, trois ans plus tôt, de perdre ses deux enfants et sa femme, ait pu être touché par un tel sujet !...
La réalisation qui est proposée de ces Deux Foscari par le Théâtre du Capitole de Toulouse fait honneur à son directeur, Frédéric Chambert. Le spectacle, signé Stefano Vizioli, dans un décor un rien sombre de Cristian Taraborelli, rend plutôt bien compte des différents moments du drame : sans révolutionner l’art de la mise en scène, il sert l’œuvre en déroulant le récit avec la clarté nécessaire pour une œuvre à découvrir, inscrivant comme un totem l’imposante tête du doge qui va servir de lieu de référence de la tragédie, une tête peu à peu rongée et, à la fin, s’enfonçant dans les eaux de la lagune. Les costumes, à travers une stylisation de bon goût, rappellent les costumes vénitiens du XVème siècle et les éclairages les mettent bien en valeur. Mais c’est bien sûr la dimension musicale qui suscite l’essentiel de l’intérêt pour cette création toulousaine : là encore, Frédéric Chambert a fait les choix nécessaires. Car si les personnages des deux Foscari concentrent l’essentiel de la dramaturgie, c’est celui de Lucrezia qui projette le rôle vers un futur déjà bien affirmé : il y faut en effet une voix originale, un de ces types vocaux que Verdi va inventer tout au long de son parcours de compositeur, celle d’une soprano d’agilité, avec des possibilités de colorature, en même temps que puissamment dramatique.
La jeune américaine Tamara Wilson est de cette eau : des aigus dardés, une projection ardente, des ressources expressives sans cesse relancées, elle est l’incarnation vocale idéale du rôle, avec un feu qui parvient à faire oublier une silhouette un peu lourde. Le baryton roumain Sebastian Catana est lui, un doge à la voix pleine et émouvante, qui donne à son personnage cette détresse intime qui sait toucher le public. On sera plus réservé sur le ténor vénézuélien Aquiles Machado : la voix est claironnante et le style un peu désordonné, privant le rôle des subtilités qu’on serait en droit d’attendre de ce personnage frappé par un destin cruel. Mais ce n’est qu’un bémol dans une distribution qui fait globalement honneur au Capitole de Toulouse, avec encore le Loredano sombre à souhait de la basse brésilienne Leonardo Neiva et une mention spéciale pour sa brève apparition à la jeune soprano toulousaine Anaïs Constans. Avec des chœurs superbement déployés et un orchestre chauffé à blanc, sans trop de nuances, par le maestro Gianluigi Gelmetti, ce spectacle rend justice à une œuvre injustement oubliée et la formidable ovation qui l’a accueilli montre que, n’en déplaise aux snobs ou aux coincés, cette exaltation quasiment physique d’une musique qui parle au cœur et aux sens a encore de beaux jours devant elle !
I Due Foscari de Verdi, Théâtre du Capitole de Toulouse, jusqu’au 25 mai
25 mai 2014 | Imprimer
Commentaires