Après la déflagration du lever de rideau, cette tempête orchestrale et chorale étourdissante, déchainement des éléments qui préfigure la force du drame, c’est l’entrée d’Otello qui constitue le plus formidable défi proposé à un ténor avec cet « Esultate » attendu du public et redouté des interprètes. Mais ce sont aussi ces premières minutes renversantes qui scotchent à son fauteuil tout spectateur découvrant Otello, montrant la supériorité de la musique sur le drame. Car en peu d’instant tout est dit : la couleur sauvage de l’œuvre et la dimension d’un personnage hors norme, avec un orchestre qui est comme une coulée de lave, exaltant les voix solistes et les chœurs à travers une écriture mélodique qui s’est densifiée sans rien perdre de sa magie. Mais cette entrée d’Otello, pour importante qu’elle soit, car elle révèle si le ténor qui apparait est bien digne de ce bâton de maréchal des ténors lyriques, n’est pas l’essentiel du rôle. Otello est en effet un personnage complexe, tour à tour grand guerrier emporté, amoureux enflammé, monstre de naïveté manipulé par un malfaisant, puis animal ravagé par la jalousie, succombant aveuglément à la vengeance.
Pour donner toute sa profondeur psychologique à cet être tourmenté, Verdi n’a pas hésité à aller plus loin encore qu’il ne l’avait jamais tenté dans le paroxysme vocal : Otello dépasse les capacités de l’habituel ténor lirico-spinto et s’approche parfois de la carrure du Heldentenor wagnérien – mais plus celui de Lohengrin que celui de Siegfried. C’est que Verdi, débordant le cadre trop strict de l’opéra, donne avec Otello un véritable drame musical, secoué de fureur et de plaintes et constamment porté, soulevé par une inspiration mélodique qui s’imprime avec force sur le tissu même du drame. Pour autant, Otello n’est pas, ne doit pas être un aboyeur dont la voix serait réglée en permanence sur le fff. Mario del Monaco, Jon Vickers, Vladimir Atlantov, Vladimir Galouzine ou Placido Domingo ont été, ces dernières années, des Otello superbes, formidables d’intensité, d’intelligence aussi, de violence et de déchirement intérieur. Roberto Alagna ne va bien évidemment pas chercher à rivaliser avec ces personnalités – encore qu’on puisse imaginer son Otello proche de celui du ténor espagnol, plus humain que monstrueux, plus élégiaque que seulement héroïque. Roberto Alagna n’est pas un Heldentenor – et, à vrai dire, cela n’est en rien indispensable à l’expression du rôle –,mais ilpossède des atouts qui peuvent offrir au public d’Orange un Otello nouveau, sans doute plus moderne, plus en phase avec la sensibilité d’aujourd’hui. S’il sait passer sans dommage le gué brûlant de l’ « Esultate », qui doit être projeté sans être hurlé, il n’aura plus ensuite à forcer sa voix qui demeure une des plus belles d’aujourd’hui chez les ténors lyriques. Et le somptueux duo qui clôt le premier acte devrait – avec l’appui de la Desdémone toujours bouleversante d’Inva Mula – lui permettre de dessiner ce personnage qui n’est pas sans rapport avec l’Enée des Troyens de Berlioz dont Roberto Alagna est un des plus grands interprètes d’aujourd’hui. On se souvient du bouleversant duo « Nuit d’ivresse et d’amour infini » qu’il a su exhaler avec Béatrice Uria Monzon il y a quelques mois à Berlin : c’est cette même extase impalpable qu’on peut attendre de Roberto Alagna dans ce duo nocturne du 1er acte d’Otello, « Già nella notte densa »,un des joyaux de la partition. Car il y faut avant tout une sensibilité – il l’a –, une ligne – il l’a –, une poésie – il l’a : plutôt que de l’attendre alors avec des fusils à tirer dans les coins, les contempteurs de Roberto Alagna risquent bien d’en être pour leurs frais dans ce moment de grâce. Quant aux pages plus tendues, en particulier la scène finale du 2ème acte (« Ah ! mille vite gli donasse Iddio ! » et surtout la grande scène éprouvante devant les envoyés de Venise au 3ème acte (« Fuggite ! Ciel : Tutti fuggite Otello ! »), il faudra bien sûr à Roberto Alagna toutes les ressources de sa technique pour les dominer mais on connait son énergie et l’on peut imaginer qu’il ne se lance pas ce défi sans en avoir évalué les risques. Quoi qu’il en soit, on peut assurément prédire une scène finale bouleversante, tant sur le plan scénique que sur le plan vocal avec les derniers mots, poignants, qu’on imagine déjà sur ses lèvres : « Un bacio… un bacio ancora… Ah ! un altro bacio ».
Alors Roberto Alagna prend-il un risque en abordant Otello, de surcroît dans le plein air d’Orange ? Oui, bien sûr, mais toute sa carrière est faite de risques pris et assumés : celui-ci s’inscrit donc dans une logique qui doit, peu à peu, lui faire abandonner les rôles de demi-caractère pour incarner ces personnages à sa mesure – et l’on attend et espère, après Otello, Eleazar de La Juive et Samson de Samson et Dalila. Vaincra-t-il ? Nul ne le sait – mais y-a-t-il en fait quelque chose à vaincre, sinon les ricanements de ceux qui croient tout savoir ? Otello est un rôle difficile certes, mais l’Otello de Roberto Alagna pourrait bien être un jalon dans l’interprétation moderne de cet homme à nu, déchiré par une passion qui le submerge. C’est quoi qu’il en soit assez crâne de la part d’un artiste qui n’a plus rien à prouver que de l’affronter et cela mérite au moins de l’écouter.
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Otello aux Chorégies d'Orange - les 2 et 5 août 2014
Informations complémentaires : site officiel des Chorégies
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