En 2014, on commémore le 150e anniversaire de la naissance de Richard Strauss et l’Opéra de Dresde consacre son festival au compositeur munichois. Pour l’occasion, l’établissement allemand donne par exemple Capriccio, l’ultime opéra du compositeur interprété ici par Renée Fleming, mais aussi et surtout Arabella dans sa coproduction avec le Festival de Salzbourg, mettant en scène Anja Harteros et Thomas Hampson, dirigée par Christian Thielemann. L’occasion idéale, sans doute, d’examiner plus en détails cette « comédie lyrique » à la musique chatoyante et voluptueuse nous permettant de nous élever au-dessus des malheurs des temps.
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Dans une lettre datée de 1927, Richard Strauss supplie Hugo von Hofmannsthal de lui écrire un nouveau livret : « Vous pouvez même me faire un second ‘Chevalier à la rose’ si vous n’aviez pas de meilleure idée ». Cette demande sera le point de départ d’Arabella, ouvrage avec lequel les deux complices tenteront d’égaler la réussite et le succès du Chevalier. Le compositeur est loin de soupçonner que ce nouvel ouvrage signera la fin de sa collaboration avec celui qu’il appelait « son Da Ponte ». La mort brutale d’Hofmannsthal marque le début d’une longue série de contretemps qui repousseront la création d’Arabella jusqu’en 1933. Au désir de faire écho à la complicité passée du Chevalier va se substituer la traversée d’une période de crise dans la carrière de Strauss. Intitulée « comédie lyrique », Arabella apparaît comme une œuvre charnière dans laquelle le passage du temps s’inscrit plus amèrement et plus fortement qu’il n’y paraît de prime abord. Même si elle fut qualifiée méchamment par certains critiques de « Sklerosenkavalier » (Chevalier de la sclérose), l’œuvre est loin d’être une pâle réplique du Chevalier. Vienne est au cœur des deux opéras mais l’atmosphère brillante et insouciante du règne de Marie-Thérèse fait place à la société décadente et cynique de l’époque de François-Joseph, reflet de la Vienne des années 1920. Arabella porte les stigmates d’une période sombre qui finira par conduire à l’avènement d’Adolf Hitler. La marche du temps avance inexorablement, dans le réel comme dans l’ouvrage. Tantôt source d’espoir quand elle comble l’attente amoureuse de l’héroïne à la recherche de l’homme providentiel, tantôt amère désillusion face à une société prisonnière des apparences et uniquement préoccupée de sa survie. Arabella est la dernière contribution lyrique d’un Hoffmannsthal toujours préoccupé par la thématique de la fuite du temps. La musique de Strauss semble parfaitement épouser la pensée et la langue de son librettiste. Dans cet ouvrage, qui reste un des derniers grands opéras populaires, se déploie la fameuse « conversation en musique » que Richard Strauss porte au plus haut niveau dans des duos d’une exceptionnelle beauté. Comme le temps qui s’écoule, un réseau continu de motifs musicaux, transporte l’auditeur jusqu’à l’union finale d’Arabella et de Mandryka, l’homme de sa vie. Enivré par l’irrésistible lyrisme de cette partition, on aimerait définitivement croire à une fin heureuse scellée par la rencontre entre celle qui recherche l’amour véritable et celui qui incarne la sincérité et l’authenticité.
La fin d’une longue complicité
Dans une lettre qu’il lui adresse le 3 juillet 1928, Richard Strauss confie à Hugo von Hofmannsthal : « Je trouve que nous nous comprenons mieux d’année en année, dommage qu’un si bon travail de perfectionnement perpétuel doive un jour toucher à sa fin ». Il ne pouvait se douter alors, qu’un an plus tard, le 15 juillet 1929, Hofmannsthal succomberait à une crise d’apoplexie en se rendant à l’enterrement de son fils. Cette douloureuse disparition laisse le compositeur inconsolable. Depuis 1906, les deux hommes ont créé cinq opéras dont le fameux Chevalier à la rose (1911) et La Femme sans ombre (1919). Le livret d’Arabella, destinée à renouer avec le succès, reste inachevé. Seul le premier acte est terminé et il faudra attendre 1933 pour que l’ouvrage soit enfin créé à Dresde. Strauss se montre d’abord peu motivé par la poursuite d’une œuvre qui lui rappelle cruellement l’absence de son précieux complice. L’inspiration semble désormais le fuir. Il lui faudra trois années pour achever sa partition sans modifier le livret par respect pour la mémoire du librettiste. Ce qui explique certaines faiblesses dramaturgiques dans l’acte 2 et l’acte 3 qu’Hofmannsthal n’avait pas eu le temps de parfaire.
Une fois son ouvrage achevé, Strauss souhaiterait que le célèbre chef d’orchestre Fritz Busch, auquel il a dédié Arabella, puisse en diriger la création. Mais Fritz Busch, juif, doit fuir le régime nazi après avoir été renvoyé de son poste de « Generalmusikdirector » au printemps 1933 conformément aux nouvelles lois raciales…
Bien loin de l’évocation de la Vienne brillante et insouciante de Marie-Thérèse qui servait d’écrin au Chevalier à la rose (1911), Arabella apparaît comme une comédie amère où les rythmes enivrants de la valse peinent à démentir de bien sombres pressentiments face à l’avenir. Reflet de la Vienne de François-Joseph où triomphait la musique d’un autre Strauss célèbre, Johann, auquel il est rendu hommage tout au long de l’ouvrage, Arabella dépeint une société en crise. L’année même de sa mort, en 1929, Hofmannsthal écrivait à un ami : « il y a trop de tension en ce monde, il faut vraiment écrire des comédies ». Mais écrire des comédies ne signifie pas forcément chercher refuge dans un monde d’insouciance, loin des difficultés et des menaces du moment. C’est pourquoi, bien loin de « refaire » un Chevalier, les deux complices ont la volonté de tendre un miroir à leur temps.
L’époque à laquelle est censée se dérouler l’action d’Arabella est choisie et décrite conformément à la volonté de Hofmannsthal pour lequel il était « crucial que tout soit authentique ». L’authenticité historique est un élément clef d’une œuvre qui cherche constamment à éclairer l’univers en décomposition de la Vienne des années 20 par la peinture de celle des années 1860, où les aristocrates se sont laissé dépasser et déclasser par l’arrogance et le cynisme des nouveaux riches. Les valses viennoises, qui font d’Arabella un hommage à Johann Strauss père et fils, sont utilisées en « situation » pour rendre l’atmosphère de griserie et le désir de se perdre dans les travestissements et les faux-semblants. Le bal des cochers du deuxième acte a réellement existé comme sa reine, Fiakermilli (La Milli des Fiacres). L’intrigue commence dans le salon d’un hôtel viennois en 1860 où nous découvrons la comtesse et le comte Waldner, ruinés par le jeu, accablés par les créanciers. Leur seule espérance de salut serait de pouvoir marier richement leur fille Arabella tandis que Zdenka leur deuxième fille doit rester déguisée en garçon pour ne pas leur occasionner de frais inconsidérés. Autour de cette famille prisonnière de la nécessité, se presse une foule de personnages typiques : une cartomancienne, des cochers de fiacre, des hussards, des prétendants sans scrupule. Cette atmosphère de drame bourgeois, traité comme le tableau très vivant d’une société frelatée, a sans doute contribué à faire passer Arabella pour une opérette alors qu’elle est « une comédie lyrique », genre qui offre la possibilité de développer une véritable réflexion sur les « métamorphoses » du temps sans renoncer à l’efficacité ni à la dérision de la comédie.
Triompher des malheurs du temps
La Vienne décadente de la fin du XIXème siècle, évoquée avec un évident souci de réalisme, sert de grille de lecture à l’époque troublée de l’entre-deux-guerres. Mais dans cette comédie « Mitteleuropa » où se mêlent mélancolie et ironie amère, trois personnages semblent symboliser la possibilité d’une vie meilleure loin des malheurs du temps présent. Prisonnière des manigances et des mensonges de ses parents ruinés, Arabella va sortir de sa chrysalide pour devenir une femme radieuse aux côtés du généreux Mandryka. Arabella permet à Hoffmannsthal de renouer avec son thème favori, celui de la métamorphose. Cette jeune fille idéaliste, qui vit dans l’attente de l’homme qui lui est destiné, est une des dernières grandes héroïnes du répertoire lyrique. Femme d’un seul amour, elle survit au milieu d’une famille à la dérive où les apparences et les faux-semblants le disputent à la médiocrité. Sa lucidité et sa détermination lui permettent de se métamorphoser en femme au contact de Mandryka, qui dissimule l’authenticité et la ferveur d’un homme sincère sous la gaucherie d’un provincial mal dégrossi. Strauss a fait de cet homme plein de générosité un baryton lyrique aux côtés d’une Arabella dont la grande Lisa Della Casa demeure une des interprètes les plus parfaites alliant la légèreté à la gravité, la noblesse à la rêverie.
Zdenka, qui se fait passer pour « Zdenko » le jeune frère de sa sœur Arabella, doit aussi se libérer pour devenir elle-même – en révélant au grand jour la femme dissimulée sous les vêtements masculins. La métamorphose de Zdenka est donc beaucoup plus radicale puisqu’elle se matérialise au dernier acte par la disparition d’un jeune garçon laissant soudainement place à une femme éperdument amoureuse d’un des prétendants de sa sœur. C’est la force du sentiment amoureux qu’elle éprouve pour Matteo qui pousse Zdenka à abandonner son triste rôle de « Zdenko ».
On peut juger trop beau l’heureux dénouement qui permet aux deux jeunes filles de se métamorphoser en femmes amoureuses et comblées échappant aux faux-semblants d’une société corrompue et décadente. D’autant plus que le mariage d’Arabella avec Mandryka obéit d’abord à un arrangement financier. Il n’est donc pas interdit de voir un trait d’ironie dans le triomphe apparent de trois personnages éminemment sympathiques et positifs. Ce sont rarement les meilleurs qui imposent la réalisation de leurs rêves, sauf dans les contes de fée. Mais on peut aussi se laisser guider par les paroles qu’adresse Arabella à sa jeune sœur : « Tu me donnes une bonne leçon, nous n’avons pas à vouloir, à revendiquer, ni à calculer, marchander et convoiter, nous devons seulement aimer et donner sans trêve » (Acte 3). Ainsi une « comédie lyrique » nous aura permis de nous élever au-dessus des malheurs du temps pour nous laisser porter par la beauté d’une musique chatoyante et voluptueuse. Nous aurons puisé dans les plaisirs de la « conversation en musique » (konversationstil) des arguments pour regarder l’avenir avec sérenité.
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10 novembre 2014 | Imprimer
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