Fruit de la collaboration de Hugo von Hofmannsthal et Richard Strauss, Ariane à Naxos a fait l’objet de deux versions. La première fut un échec, mais la seconde se révèle d’une étonnante modernité, tant pour sa musique que son livret, qui repose sur une mécanique de mise en abyme à mi-chemin entre pastiche et parodie. L’opéra de Vienne donne l’œuvre actuellement, dans une mise en scène de Sven-Eric Bechtolf et réunissant une distribution d’envergure : Adrianne Pieczonka dans le rôle-titre, Sophie Koch pour incarner le Compositeur ou encore Daniela Fally en Zerbinetta. Nous en profitons pour examiner les enjeux musicaux et dramatiques de cette œuvre double à plus d’un titre.
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« Notre enfant préféré », c’est ainsi que Hugo von Hofmannsthal (que Richard Strauss considérait comme son « second moi ») évoque Ariane à Naxos dans une lettre datée de 1924. Au terme d’une gestation mouvementée, le poète et le compositeur donnent naissance à un opéra qui apparaît comme un des sommets de leur collaboration initiée dès 1906 avec la composition d’Elektra (1909).
Ariane à Naxos est d’abord conçu comme un bref divertissement destiné à venir compléter la représentation du Bourgeois Gentilhomme de Molière, pour lequel Richard Strauss avait composé une musique de scène « à la manière de » Lully. Une première Ariane à Naxos voit donc le jour le 25 octobre 1912 à Stuttgart avec la soprano Maria Jeritza (1887-1982) dans le rôle-titre. C’est un échec. Le public est désorienté par cette œuvre hybride qui réunit de manière insolite une pièce de Molière adaptée par Hofmannsthal et un opéra mettant en scène un thème éculé, celui d’Ariane abandonnée par Thésée sur l’île de Naxos. Comme l’écrira Strauss, quelques années plus tard : « le public de théâtre n’avait aucun désir d’écouter un opéra et réciproquement ».
Deuxième essai
Strauss et Hofmannsthal durent complètement repenser leur projet et la version définitive, créée à Vienne le 4 octobre 1916, offre un visage très différent. Ce qui n’était à l’origine qu’une façon de s’exercer à l’art de concevoir un livret d’opéra avant de s’attaquer à l’écriture de La Femme sans ombre (1919) devient pour Hofmannsthal l’occasion d’approfondir un de ses thèmes favoris, celui de la métamorphose. La deuxième version d’Ariane à Naxos ressemble à un véritable parcours initiatique. Ainsi, le Compositeur change au contact de la réaliste et sémillante Zerbinette, soprano colorature d’une vertigineuse virtuosité. Et Bacchus, gagné par l’amour, s’exclame : « Maintenant, je suis autre que celui que j’étais », répondant à Ariane qui s’interroge : « Quelle est cette part de moi que j’abandonne ? ».
Ariane à Naxos, Festival d'Aix-en-Provence 2018 © Pascal Victor
Le Bourgeois Gentilhomme, essentiel dans la version originelle de 1912, disparaît dans celle de 1916 au profit d’un prologue écrit par le librettiste et le musicien. On y découvre le personnage du Compositeur, un des plus beaux rôles conçus par Strauss, dans la lignée de l’Octavian du Chevalier à la Rose (1911). Le parti pris du « théâtre dans le théâtre » annonce les jeux de miroirs, et la réflexion théorique sur la création lyrique qui s’épanouiront dans Capriccio (1942). Nous sommes conviés à la répétition d’un « opera seria », Ariane, qu’on doit donner dans le théâtre privé d’un riche bourgeois viennois. Pour ne pas risquer d’ennuyer les spectateurs invités à cette représentation, le mécène exige qu’on donne ensuite un intermède comique à la manière de la « commedia dell’arte ». Le procédé de la mise en abyme, qui consiste à montrer dans l’opéra lui-même le processus de réalisation d’un opéra, permet à Richard Strauss de pratiquer un art où il excelle, celui du pastiche néo-classique. Renouant avec la tradition de l’opéra à numéros dans l’esprit du XVIIIème siècle, le compositeur s’inscrit dans l’héritage de Haydn et de Mozart dont il retrouve le charme et l’élégance. Strauss abandonne pour la première fois le grand orchestre symphonique du Chevalier à la rose (1911) pour lui préférer un effectif de chambre de trente-sept musiciens. Mais ce pastiche néoclassique n’a rien d’une plate imitation et la partition reste d’une étonnante modernité comme en témoigne l’utilisation de la « conversation en musique », ou le recours à une instrumentation allégée qui semble rejoindre les recherches de compositeurs modernes comme ceux de l’Ecole de Vienne, Berg, Schoenberg et Webern.
L’art de la parodie irrigue cet opéra très sophistiqué où Strauss fait se côtoyer idéalement la gravité et le comique, la grâce mozartienne et les élans wagnériens. Œuvre double à plus d’un titre, Ariane à Naxos relève avec brio le défi de la contradiction entre pastiche et modernité.
« La petite chose avec Molière »
Après Le Chevalier à la rose (1911), Ariane à Naxos est le deuxième ouvrage qui scelle la collaboration entre Richard Strauss (1864-1949), et l’écrivain et poète autrichien, Hugo von Hofmannsthal (1874-1929). Précisons qu’Elektra (1909) était d’abord une pièce de théâtre créée en 1903 et Hofmannsthal ne l’avait pas conçue d’emblée comme un livret destiné au musicien. Les deux hommes signeront ensuite La Femme sans ombre (1919), Hélène l’Egyptienne (1928) et Arabella (1933). La complicité des deux créateurs ne prendra fin qu’avec la mort brutale de l’écrivain en 1929.
Hugo von Hofmannsthal
On dispose d’une mine de renseignements grâce à l’abondante correspondance qu’échangea le musicien avec l’incontournable librettiste qu’il appelait son « Da Ponte » ou son « Scribe ». C’est à Hofmannsthal que revient l’idée de rendre hommage au metteur en scène Max Reinhardt (1873-1943) en adaptant en allemand Le Bourgeois Gentilhomme (1670), une comédie-ballet de Molière et de Lully. Pour remercier Max Reinhardt d’avoir largement contribué à la réussite du Chevalier à la rose créé à Dresde en 1911, Hofmannsthal décide de monter un ouvrage qui puisse rendre hommage à son double talent de metteur en scène de théâtre et d’opéra. Le 17 mars 1911, l’écrivain mentionne pour la première fois son projet en l’appelant « la petite chose avec Molière ». Il s’agit simplement d’adapter en deux actes Le Bourgeois Gentilhomme, en remplaçant le ballet turc par un bref opéra d’une trentaine de minutes. Ce court divertissement doit se caractériser par une intrigue limpide et des personnages sans surprise. D’où le choix d’un mythe à la trame très simple tel celui d’Ariane abandonnée par Thésée et consolée par Bacchus. Monsieur Jourdain est donc censé offrir à ses invités un spectacle qui raconte une histoire bien connue. Ainsi que le souligne Hofmannsthal, « ‘Ariane à Naxos’, c’est quelque chose que chacun se représente, ne serait-ce que comme des figurines de plâtre ». Et l’écrivain précise sa pensée quand il fait part de son désir de faire renaître l’opéra de cour et l’esthétique baroque en mettant en scène des « personnages issus de la mythologie héroïque (…) en crinolines et plumes d’autruches » et « des Arlequins et Scaramouches qui forment un élément bouffe ».
En mai 1911, Hofmannsthal envoie un scénario détaillé à Richard Strauss. L’opéra de cour se voit doté d’une dimension « buffa » qui rappelle le Théâtre des Italiens, contemporain de celui de Molière. La commedia dell’arte s’invite dans le projet qui fera se côtoyer la mythologie et les masques. Ariane et Zerbinette évolueront dans un cadre formel régi par l’opposition entre personnages mythologiques et personnages comiques. Ce point de départ où Ariane et Zerbinette sont opposées comme de pures allégories de l’amour, évoluera au fil du temps car Hofmannsthal creuse la signification du mythe pour retrouver une problématique plus riche, celle de la métamorphose. L’ouvrage plonge ses racines dans les profondeurs d’un univers cher aux Baroques qui cultivent l’art des apparences et des oppositions. Dans ce monde où se confondent l’être et le paraître, la seule réalité est celle de l’illusion et tout est constamment en mouvement. Ariane sera transformée par l’arrivée de Bacchus et « l’opéra » subira une métamorphose grâce à l’alliance de deux genres opposés, « l’opera seria » et « l’opera buffa ». Les personnages semblent se transformer les uns les autres en vivant une métamorphose d’où résulte une esthétique nouvelle.
« Un badinage très sérieux »
Ce qui apparaissait au départ comme une entreprise relativement simple va devenir une aventure mouvementée et parfois très orageuse. Hofmannsthal n’entend rien céder. Pendant six ans, le librettiste et le musicien confrontent leurs points de vue en évitant de justesse la rupture. Comme l’écrit Hofmannsthal : « Quand deux hommes comme nous entreprennent un tel « badinage », celui-ci doit être un badinage très sérieux ».
Hofmannsthal finit par voir en Ariane plus « qu’une figure de plâtre » et il demande à Strauss d’en prendre la mesure : « Votre musique, en ce qui concerne le personnage d’Ariane, prouvera sans l’ombre d’un doute que l’intention n’était nullement de faire du baroque dans le genre pastoral, mais de montrer la réalité de l’âme, la vérité ».
Ariadne auf Naxos, Prologue - Opera Holland Park (Photo Robert Workman)
Ariadne auf Naxos - Opera Holland Park (Photo Robert Workman)
Strauss n’avait pas manifesté un grand enthousiasme pour le projet d’Hofmannsthal qui devait le convaincre que leur opéra deviendrait, par l’alliance de leurs talents respectifs, « quelque chose de merveilleux, un nouveau genre qui semble revenir à une forme plus ancienne, comme dans toutes les évolutions qui se font en spirale ». Si le librettiste a donné l’impulsion initiale, c’est le musicien qui semble avoir eu le dernier mot. La création de la première mouture d’Ariane suscite l’incompréhension malgré un texte explicatif publié par Hofmannsthal qui comprend qu’il faut dissocier la pièce et l’opéra. Strauss souligne que « la pièce de Molière est un peu bête » mais « qu’elle peut faire un tabac » en étoffant le rôle du compositeur et du maître à danser qui permettront que « tout y soit dit de ce qu’il y a à dire aujourd’hui sur le rapport entre le public, la critique et notre congrégation ».
Strauss pousse Hofmannsthal à créer et à développer le personnage de Zerbinette, pour lequel il voulait « un grand air colorature ». Zerbinette accomplira un des plus étourdissants numéros de chant de toute l’histoire de l’opéra, quand elle interpelle Ariane : « Grossmächtige Prinzessin » (Grande et puissante princesse).
Le musicien a accepté de revenir à la pratique de l’opéra à numéros à la demande de Hofmannsthal, mais il s’oppose, pour le Prologue, au récitatif « secco » accompagné au piano, préférant opter pour un prélude orchestral qui présente les différents personnages en leur associant un thème. Ce Prologue dominé par la figure centrale du Compositeur s’impose par sa fluidité narrative et son irrésistible virtuosité. Strauss donne au personnage du Compositeur une ampleur musicale qui l’inscrit dans le sillage d’un autre rôle travesti, celui d’Octavian, le jeune amant de la Maréchale du Chevalier à la rose.
Ariane à Naxos illustre parfaitement à quel point Strauss et Hofmannsthal se complètent et s’équilibrent à travers leur incessant dialogue sur le processus créatif propre au théâtre lyrique. Comment concilier texte et musique ? Comment ne pas sacrifier la portée philosophique d’un livret à l’indispensable efficacité théâtrale ? Ou question bien pire, faut-il renoncer à son idéal et plier devant des contingences matérielles ? Comment concilier contrainte économique et liberté créatrice ? Dans le Prologue, le Maître de musique mettra assez brutalement le Compositeur face à ce principe de réalité : « Préférez-vous entendre votre opéra un peu estropié ou ne jamais l’entendre ? ».
Entrer dans le jeu
Pour apprécier pleinement Ariane à Naxos, il faut entrer dans le jeu tout en s’abandonnant à la magie de la partition. Acceptons ce diptyque insolite qui associe dans sa version définitive un Prologue d’une quarantaine de minutes et un Acte d’opéra d’une heure et demie environ.
Les deux parties sont liées par la perspective d’un projet apparemment incongru dont la réalisation va se dérouler sous nos yeux. Tout en renonçant à son Bourgeois Gentilhomme, Hofmannsthal a conservé le principe d’un mécène inculte, commanditaire d’un spectacle qu’il n’est pas en mesure d’apprécier à sa juste valeur. Nous sommes au XVIIIème siècle dans la riche demeure d’un aristocrate viennois qui paye un compositeur, des chanteurs et des acteurs pour agrémenter une soirée mondaine. L’homme le plus riche de Vienne, que nous ne verrons jamais sur scène, fait savoir par son Majordome qu’il veut que l’opéra Ariane soit donné « en même temps » que la pièce comique, L’Infidèle Zerbinette ! Strauss a eu l’idée de faire du Majordome un rôle parlé lui donnant ainsi un caractère presque angoissant. Sorte de « Big Brother », il est la voix de son maître invisible, incontournable et omnipotent comme Dieu. Il est aussi le personnage qui manifeste l’intrusion de la réalité la plus prosaïque dans un monde enchanté et fantaisiste où l’art règne en maître. Le Majordome rappelle qu’il faut se dépêcher pour permettre aux invités de profiter du véritable clou de la soirée qui est le feu d’artifice…
Le Prologue nous introduit au cœur du « jeu » tout en dessinant les contours de la comédie humaine. La vanité des artistes se heurte à la morgue de celui qui possède l’argent, donc le pouvoir. La fidélité d’Ariane à un seul amant s’oppose à l’apparente légèreté de Zerbinette, le personnage bouffe, toujours tenté par « un insolent sentiment qui vagabonde ». Mais tout n’est pas si simple puisque dans un magnifique duo d’amour à la beauté hypnotique, Zerbinette confie au Compositeur subjugué la tristesse qu’elle éprouve parfois sous son apparente gaité. A travers deux attitudes face à l’amour, Strauss et Hofmannsthal nous proposent une étonnante leçon de sagesse. Dans sa Lettre sur Ariane, Hofmannsthal écrivait : « Qui veut vivre doit se dépasser, se métamorphoser, oublier. Et pourtant, persister, ne pas oublier, être fidèle, c’est à cela que tient la dignité de tout homme. »
07 septembre 2018 | Imprimer
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