Benjamin Bernheim s’est imposé d’emblée comme une évidence dans l’univers lyrique. Formé à la Haute École de Musique de Lausanne puis passé par l’Opera Studio et la troupe de l’Opernhaus Zürich (jusqu’en 2015), il fait ses débuts de carrière soliste en univers germanique. Une fois propulsé dans le paysage lyrique français, le ténor franco-suisse occupe le haut de l’affiche. Puis viennent son premier récital dans une maison d’opéra (à Bordeaux, il y a trois ans) et un miraculeux premier disque chez Deutsche Grammophon, fin 2019. Un, deux, trois, quatre ! Après une Bohème dans l’espace, une Traviata actualisée et une Manon des Années folles, on se réjouit de revoir le ténor franco-suisse Benjamin Bernheim pour une nouvelle production à l’Opéra national de Paris tourné à huis-clos (ou presque, on y était !). Il défend brillamment le rôle-titre de Faust de Gounod, magnifiquement entouré de Christian Van Horn (Méphistophélès) et Ermonela Jaho (Marguerite), dans une mise en scène à grand spectacle de l’Allemand Tobias Kratzer… La veille de la diffusion télévisuelle de Faust, le chanteur évoque ses souvenirs de création, son amour des histoires contées (en particulier en langue française), et même les difficultés qu’il a pu rencontrer dans son parcours.
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C’est la quatrième fois que vous chantez Faust sur scène. Qu’avez-vous appris sur le rôle au fil des années ?
Benjamin Bernheim : Le moment où j’ai le plus appris du rôle, c’est évidemment au Théâtre des Champs-Élysées en 2018, lorsque j’ai fait la version de concert du Palazzetto Bru Zane, qui a réédité la partition de la version originale avec des passages parlés. J’avais l’impression de faire partie d’une expédition de recherche, où je ne menais pas les recherches moi-même, mais en faisais la présentation. Quand on achète une partition, on obtient généralement la dernière version en date. Mais là, grâce au Palazzetto Bru Zane, j’ai pu découvrir des facettes supplémentaires des personnages, et en apprendre davantage sur ce que c’était de composer un opéra dans les années 1850, d’être affilié à une maison, de ce que voulaient dire des récitatifs composés par Gounod ou des textes. C’est fascinant de voir à quel point on ne se pose pas toutes ces questions aujourd’hui. Le rôle de Faust m’a semblé plus « accessible » en tant que personnage dans cette première version, j’ai eu l’impression de pouvoir raconter une histoire un peu plus complète au public.
Vous retrouvez aussi Christian Van Horn dans le tandem Faust-Méphistophélès, après le Lyric Opera of Chicago en mars 2018. Le travail que vous avez effectué ensemble à Chicago vous a-t-il été bénéfique pour cette nouvelle production ?
À Chicago, c’était la première fois que je chantais aux États-Unis. Le premier jour de répétition, j’ai été très impressionné par l’espace devant moi (NDLR, la salle fait plus de 3500 places) et je pensais que ma voix n’allait jamais passer. Christian, qui a une grande expérience des maisons américaines, m’a beaucoup aidé. Il m’a rassuré, il a été un « grand frère » sur scène. Et on en a ri ensuite parce que la voix met quelques jours à s’habituer à un espace et à une acoustique. J’avais justement son chant dans l’oreille, et comme la version que nous avons chantée à Paris est à peu près la même qu’à Chicago, nous avons retrouvé pas mal de similitudes vocales pour l’interprétation. Il est aussi assez rare de se retrouver à trois ans d’intervalle pour recréer une nouvelle production du même opéra !
Comment avez-vous travaillé avec le chef Lorenzo Viotti sur la production de l’Opéra de Paris ?
Nous nous sommes connus il y a quatre ans à Milan sur un projet de l’Accademia Teatro alla Scala. Des actes manqués ou des incompatibilités d’agenda nous ont empêchés de retravailler ensemble depuis. Nous nous étions mutuellement écoutés en concert ces dernières années mais nous nous connaissions peu. Cette nouvelle production nous a permis de commencer à nous découvrir l’un l’autre, à découvrir nos sensibilités, comme nous faisons partie de la même génération. C’est rafraîchissant de travailler avec quelqu’un qui a un œil nouveau sur l’œuvre, sur la musique et la langue françaises. Nous avons pris le parti avec Lorenzo d’essayer de ne pas aller trop dans la vitesse et la précipitation sur l’œuvre, mais d’essayer d’étirer les lignes pour vraiment sentir le plus d’élégance possible. Le phrasé dans la langue française nous permet effectivement beaucoup de choses. Nous avons pu expérimenter, aller jusqu’au bout de notre intention. C’était donc une collaboration très particulière, et nous serons amenés à travailler ensemble à l’avenir.
Comment le metteur en scène Tobias Kratzer vous a-t-il présenté sa vision de Faust ?
En Allemagne, le mythe de Faust a trait à la connaissance, et finalement à une sorte d’éternité, mais dans la sagesse. Quand Gounod a composé l’opéra, il a surtout mis l’accent sur la soif de jeunesse de l’homme âgé qui n’a pas assez vécu, qui voudrait revivre, ou qui veut en finir. Et c’est l’occasion pour Méphistophélès de prendre une âme, de la modeler, et d’en faire ce qu’il veut. Je pense qu’il n’y a pas trop de malentendus dans la mise en scène quant au personnage de Faust. Ce n’est ni un savant ni un érudit, mais un homme qui a bien réussi sa vie. Il habite un très bel appartement parisien, il a l’opulence de la connaissance, il lit beaucoup. On pourrait le voir comme un journaliste à la retraite, quelqu’un qui a tout lu, qui a écrit sur la politique et la philosophie, et qui s’est dit, en tant qu’homme sexué de chair et de sang, qu’il n’a pas vécu. La mise en scène amène bien cela, en le montrant au début avec une jeune prostituée. On ne voit pas un homme dans un laboratoire ou dans son bureau en train de faire des recherches, on voit quelqu’un qui est dégoûté par la recherche d’une jeunesse qu’il a perdue depuis longtemps. Tobias est très clair sur ses intentions et l’architecture du récit, il ne perd pas une seconde en répétition. Nous avons eu une base très solide pour raconter ensuite notre version à nous et défendre ses intentions. Ce sont les couleurs de voix de chacun qui font que l’histoire est racontée d’une façon ou d’une autre.
Tobias Kratzer semble aussi vouloir montrer à quel point la jeunesse est insaisissable dès lors qu’on l’a perdue. Faust est en quelque sorte démasqué de sa jeunesse d’apparat…
C’est un faux jeune, un jeune de 50 ans auparavant, qui ne comprend pas cette nouvelle jeunesse. Tous les rôles parlent un français savant, mais on voit à quel point Faust arrive avec des images romanesques et poétiques auprès de Marguerite. Il parle à cette jeune femme comme on faisait jadis la cour à une femme et elle répond : « Non monsieur ! je ne suis demoiselle, ni belle, et je n’ai pas besoin qu’on me donne la main ! ». Aujourd’hui, on le dirait autrement, et sûrement de façon plus courte, mais c’est une façon de montrer à quel point il y a un fossé générationnel. Elle est tout simplement jeune, et les jeunes ne parlent pas comme ça, ils parlent d’autre chose, et cela transparaît bien dans le spectacle.
C’est votre quatrième nouvelle production à l’Opéra national de Paris. Qu’est-ce qui vous lie à cette maison et à Paris ?
Je suis né à Paris, et même si j’ai grandi entre Genève et la Haute-Savoie, mon enfance a plus été bercée par la télévision et la radio françaises que par la culture suisse. Je trouvais important de faire mon chemin en France, et surtout à Paris, sur un plan émotionnel et en tant qu’artiste français et francophone. J’avais un réel besoin de faire mes marques et de montrer que j’étais là, parce que j’ai un grand respect pour le répertoire français et les institutions françaises, et parce que l’Opéra de Paris est un rêve pour beaucoup d’artistes. À 35 ans, j’ai la chance d’avoir déjà fait quatre nouvelles productions à l’Opéra de Paris, avec quatre œuvres parmi les plus gros blockbusters du répertoire. Je me rends compte qu’il n’y a pas beaucoup de chanteurs qui ont la chance d’être élus à cette place. Je mesure ma chance tous les jours, et j’espère pouvoir faire honneur à cette institution.
Vos productions à l’Opéra national de Paris ont su créer le débat au sein du public, c’est le moins que l’on puisse dire…
Tout à fait, La Bohème dans l’espace par Claus Guth a été un gros « coup » médiatique et artistique puisqu’elle a été décriée, huée, adorée. C’était soit tout noir soit tout blanc, mais c’est un spectacle dont certaines personnes, séduites d’avoir vu l’opéra sous un angle différent, me parlent encore aujourd’hui. La Bohème et La Traviata sont des étendards de l’opéra, les gens vont les voir parce que ce sont des titres majeurs. Et parce qu’ils ont vu une mise en scène qui était complètement nouvelle, visuellement très impressionnante et poétique même sans raconter littéralement l’histoire, cela leur a donné envie de retourner à l’opéra… ou à d’autres de ne pas y retourner, peut-être, mais au moins cela a été un événement. J’ai été très fier de faire partie de ça !
Pensez-vous vraiment que des productions innovantes puissent dissuader le public de revenir ?
Le public qui n’a pas aimé cette production de La Bohème reviendra de toute façon, et l’opéra ne se cantonne pas à une seule institution. Si on n’aime pas une Bohème à l’Opéra de Paris, il y a plein d’autres endroits où sont programmées des versions différentes. Les opéras proposent régulièrement des nouvelles productions, donc il y aura à l’Opéra de Paris dans quelques années une nouvelle Bohème qui plaira plus à certains, moins à d’autres, mais cela permet justement un renouvellement du regard de l’opéra.
Il est capital pour les jeunes chanteurs de renouveler le répertoire. Sinon, on n’a plus besoin de metteurs en scène, on ne fait que des reprises. L’intérêt d’avoir un abonnement à l'Opéra de Paris et d’y retourner, c’est de se laisser surprendre, et de se laisser décevoir aussi. Quand des nouveaux courants arrivaient en peinture, beaucoup de gens trouvaient ça inacceptable parce que ce n‘était pas comme avant. C’est important que le monde de la culture se renouvelle, parfois en dérangeant ou en sortant les gens de leur zone de confort. Je crois qu’il faut trouver un équilibre. Si on veut voir une production de Franco Zeffirelli, de Pier Luigi Pizzi ou de Liliana Cavani, on sait où aller, surtout dans un monde globalisé, où on peut se rendre de l’autre côté de la planète en moins de 24h. C’est une chance aujourd’hui, et la jeune génération, qui est très connectée, est beaucoup plus à même de choisir. Mais cela reste primordial que les gens aillent à l’opéra et découvrent de nouvelles couleurs, de nouvelles recettes.
Le fait d’être passé par l’Opera Studio de Zurich vous a-t-il donné une autre vision de la scène ?
J’ai grandi avec le monde francophone de l’opéra, j’avais en ligne de mire le Grand Théâtre de Genève (maison suisse mais « à la française » dans son fonctionnement), l’Opéra de Lyon, l’Opéra National de Bordeaux, et bien sûr l’Opéra national de Paris. Le monde des troupes à l’allemande m’était tout à fait étranger. Et en traversant la « barrière des röstis » (NDLR, la frontière psychologique entre Suisse romande et Suisse alémanique), de la francophonie à la germanophonie, pour me retrouver à Zurich, j’ai découvert un nouveau monde. Car l’Opernhaus Zürich fait partie des maisons allemandes, de ce circuit de maisons germaniques et germanophones, au même titre que Vienne ou Dresde. Cela m’a permis de voir qu’il y avait un roulement et un rythme de travail très différents. Et cela m’a ouvert à Salzbourg, Berlin, Munich. La chance que j’ai eue, et je m’en aperçois maintenant, c’est qu’avant d’aller en France, j’ai travaillé ailleurs.
La soprano française Jeanne Gérard nous racontait récemment la difficulté à être reconnue dans son propre pays après avoir étudié à l’étranger. Vous avez également vécu ce parcours houleux…
C’est un problème français, et peut-être même parisien, que je n’ai vu nulle part ailleurs. À Paris, on s’intéresse plus rapidement à quelqu’un qui sort du CNSM de Paris plutôt que de celui de Lyon, ou qui a étudié à Marseille, Toulouse ou Bordeaux. Il y a une forme de centralisation, mais il faut se rendre à l’évidence : sans les artistes en dehors de Paris, il n’y a pas d’art en France !
Comme je n’avais fait ni le CNSM de Paris, ni l’Académie de l’Opéra national de Paris, je n’étais même pas digne d’un regard ou d’une attention quand j’ai fait mes premiers pas en 2015. J’avais étudié à Lausanne, fait quelques masterclasses puis l’Opera Studio de Zurich, mais on me faisait comprendre que je n’avais rien à faire là. Il y a cette sorte de chauvinisme en France, on croit qu’on fait les meilleures choses. Avec mon nom alsacien, tout le monde pensait que j’étais allemand et que je ne pouvais chanter qu’en allemand. J’ai dû me battre à contre-courant pour chanter en français et être entendu en français. Mais à la fin c’est un parcours qui m’a permis d’être plus fort. Et j’ai eu la chance d’être entouré de gens bienveillants qui m’ont soutenu. Quand j’ai enfin pu commencer en France, être reconnu par le monde artistique français a été un chemin de croix. Autant dire que je ne me suis pas fait que des amis quand j’ai tout de suite fait des nouvelles productions, chanté au Théâtre des Champs-Élysées, à la Philharmonie de Paris, à l’Opéra de Paris. Personne ne me connaissait ni ne savait d’où je venais. Il y a dix ans, les Suisses disaient que j’étais français et les Français disaient que j’étais suisse. Quand les gens ont commencé à s’approprier ce que je faisais en France et en Suisse, ils se sont dit : « Il est de chez nous, lui, il faut en être fier ». Dans un début de carrière, c’est très difficile de trouver ses marques, ses repères. Quand on a passé des années en dehors de la France et qu’on revient mais qu’on n’a pas fait de petits rôles en France pour grandir au fur et à mesure, le rejet est très dur.
Selon vous, le fait d’avoir des parents chanteurs vous a-t-il permis de développer un souci du détail et l’envie d’être le plus vrai possible dans vos rôles ?
Je ne sais pas exactement, mais comme j’ai grandi avec de la musique et des voix, mon oreille s’est affûtée très vite sur des défauts, des problèmes vocaux, des aigus qui sonnent plus ou moins bien, des santés vocales diverses et variées. Et c’est principalement avec mon oreille que j’ai construit ma technique. Je suis le premier à savoir comment je veux que ma voix sonne, quand elle est saine ou quand elle ne l’est pas. Je suis le premier juge. Cela m’a permis de travailler au plus proche de ma voix et d’être le plus exigeant possible.
Quelle différence voyez-vous entre les chanteurs d’opéra de l’époque de vos parents et ceux d’aujourd’hui ?
Il y a dix ou quinze ans, quand j’étais en études, je vivais encore dans une époque où le chanteur d’opéra était très inaccessible. C’était « quelqu’un », il fallait faire attention à ne pas trop s’en approcher, à ne pas poser trop de questions. Le seul moment où on pouvait les « déranger », c’était à la sortie des représentations pour leur faire signer des autographes… Les choses ont beaucoup changé. Tous les chanteurs de ma génération sont très connectés sur les réseaux sociaux. L’approche est donc plus facile qu’avant. Nous sommes de plus en plus des gens ordinaires, plutôt que des « vaches sacrées ». Et ce n’est à mon sens pas un mal, parce que nous vivons avec notre temps !
Quels sont vos projets ?
Je travaille sur mon deuxième album avec Deutsche Grammophon, que j’enregistrerai dans les semaines à venir. La fin de cette saison reste un peu entre parenthèses en fonction de la situation sanitaire. Je devais chanter Faust à Covent Garden, mais la production a été annulée. En revanche, je ferai normalement mes débuts dans La Damnation de Faust à Utrecht en mai, ainsi que des récitals avec Pretty Yende à l’Auditorium de Bordeaux et au Théâtre des Champs-Élysées, et un récital avec la pianiste Carrie-Ann Matheson au Salzburger Festpsiele au mois d’août. Et je commencerai les répétitions pour mes débuts dans un grand rôle français en Allemagne en septembre…
Propos recueillis le 25 mars 2021 par Thibault Vicq
Crédit photo © Christoph Köstlin
26 mars 2021 | Imprimer
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