Il y a tout juste un siècle, le 25 mars 1918, Claude Debussy disparaissait à l'âge de 55 ans. En cette année de commémoration, les maisons d’opéra rendent hommage au compositeur français en programmant ses œuvres les plus emblématiques et après avoir déjà évoqué ses jeunes années, nous revenons sur les années de la maturité de Debussy, marquées par la composition de ses principaux chefs-d’œuvre – à commencer par Pelléas et Mélisande.
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Première partie : Claude Debussy, les jeunes années
Retraçons les jeunes années (particulièrement romanesques) de Claude Debussy, que rien ne prédestinait à la musique, de sa découverte de la musique d’abord comme pianiste, à ses premiers pas comme compositeur qui lui vaudront le très convoité prix de Rome.
Les premiers chefs-d’œuvre
L’Exposition Universelle de 1889 donne au compositeur l’occasion de découvrir la Tour Eiffel et les sortilèges de la musique d’Extrême-Orient, dont la découverte du gamelan balinais l’incite à dépasser les traditions européennes. Et tandis qu’il fréquente le très bourgeois salon d’Ernest Chausson (1855-1899), Debussy reste un habitué des cabarets. Ses déambulations nocturnes le mènent au « Reynold’s » ou au « Chat noir » à Montmartre où il se livre à des improvisations endiablées avec son ami Erik Satie (1866-1925). A la taverne Pousset, on surnomme Debussy, le « Christ hydrocéphale » en raison des protubérances osseuses de son front qu’il prendra l’habitude de dissimuler sous les ondulations de sa chevelure.
C’est dans une effervescence artistique pleine de contrastes que naissent les premiers chefs-d’œuvre : Prélude à l’après-midi d’un faune (1894), Les Trois chansons de Bilitis (1897-1898) sur les poèmes de Pierre Louÿs, et les Nocturnes (1899). C’est à la même période qu’appartiennent les premiers projets lyriques du compositeur : Rodrigue et Chimène (1890-1892) sur un livret de Catulle Mendès, est resté inachevé, et La Princesse Maleine (1891) d’après Maeterlinck n’a pas dépassé le stade du projet.
À côté ce cette activité créatrice, Debussy pratique la critique en publiant des chroniques musicales. Il s’invente pour l’occasion un double, Monsieur Croche, qui rappelle le Monsieur Teste de Paul Valéry. Chacun des textes témoigne de l’anticonformisme de Debussy qui égratigne sans ménagement ses contemporains.
Le Prélude à l’après-midi d’un faune d’après un poème de Mallarmé révèle Debussy au grand public : c’est un succès. La nouveauté du langage orchestral inscrit définitivement le compositeur dans le paysage musical de son époque mais la véritable consécration vient en 1902 avec Pelléas et Mélisande, créé dans l’atmosphère de scandale qui accompagne le plus souvent les grands bouleversements esthétiques. L’étrange subtilité et le troublant symbolisme de son unique chef-d’œuvre lyrique suscitent encore de nos jours des commentaires contradictoires, allant des plus franchement négatifs aux plus résolument enthousiastes. Debussy réussit, comme il le souhaitait, à dépasser l’influence de Wagner en établissant un nouveau rapport entre la voix et l’orchestre, mais comment faire entendre à nouveau cette fragile musique de l’inexprimable ? Le compositeur est en quête d’un idéal inaccessible comme en témoignent ses nombreux projets lyriques restés inachevés.
Pelléas et Mélisande
Quand il découvre par hasard le drame de Maurice Maeterlinck (1862-1949), Debussy a l’intuition d’avoir enfin trouvé le texte qu’il attendait depuis toujours. La nature du sujet et l’atemporalité des personnages et des lieux concordent parfaitement avec le projet et la sensibilité du musicien. Dix longues années lui seront nécessaires pour mettre en musique une œuvre dont il fera siens tous les symboles. Comme il l’a confié dès 1889 à Ernest Guiraud, il souhaite suivre le poète qui « disant les choses à demi, (lui) permettra de greffer son rêve sur le sien ; qui concevra des personnages dont l’histoire et la demeure ne seront d’aucun temps, d’aucun lieu… ».
Debussy adhère parfaitement à l’esthétique symboliste qui irrigue le livret de l’opéra, très peu différent de la pièce. Il s’agit en apparence d’une banale histoire de triangle amoureux que la violence d’une jalousie morbide fait basculer dans le tragique. Les amours adultères de Pelléas et Mélisande tirent une dimension particulière du fait qu’elles se déroulent dans les brumes symbolistes du royaume imaginaire d’Allemonde. Malheureusement, le style très « fin de siècle » de ce drame émaillé de signes et de symboles plus ou moins clairs, a de quoi dérouter le spectateur moderne.
La partition complète sera produite en 1898 quand le nouveau directeur de l’Opéra-Comique, Albert Carré, aura donné son accord pour la création. Maeterlinck et Debussy vont alors s’affronter... jusqu’à envisager un duel qui heureusement n’aura pas lieu ! Maeterlinck souhaitait en effet que le rôle principal de l’opéra soit confié à son épouse, Georgette Leblanc, très célèbre Carmen qui avait aussi à son répertoire le rôle-titre de Thaïs (1894) de Jules Massenet. On peut comprendre les réticences de Debussy face à une telle interprète habituée aux rôles de femmes de caractère, sûres de la puissance de leurs charmes ! Il lui préfèrera une jeune écossaise, Mary Garden (1874-1967), dont les qualités vocales et le physique conviennent parfaitement au personnage éthéré qu’est Mélisande. A propos de cette interprète dont le choix semble s’imposer de lui-même, Debussy écrit à André Messager : « Je ne puis concevoir un timbre plus doucement insinuant ».
Les années fécondes
Après Pelléas, le compositeur envisage encore d’autres projets lyriques qui resteront inachevés : Le Diable dans le beffroi (1902-1903) ou La Chute de la maison Usher (1908-1918) inspiré par un de ses auteurs de prédilection, Edgar Allan Poe (1809-1849). Mais c’est le piano qui s’impose à nouveau à Debussy comme en témoignent les œuvres de la maturité parmi lesquelles figurent L’Isle joyeuse (1903-1904), Children’s Corner (1908) ou encore les vingt-quatre Préludes (1907-1913), aboutissement de la démarche créatrice amorcée avec les Estampes (1903),et poursuivie avec les Images (1905).
Parallèlement à cette éclosion de chefs-d’œuvre pianistiques Debussy compose La Mer (1905) qui commence par dérouter le public surpris par la puissance et l’originalité d’une telle architecture symphonique. L’ouvrage témoigne certainement des bouleversements survenus dans la vie du compositeur qui a abandonné sa première femme pour se laisser emporter par les ardeurs de sa passion pour Emma Bardac, qu’il épousera en 1908. Quinze jours après la première audition de La Mer est née la fille du compositeur et d’Emma Bardac, Claude-Emma, qui mourra de diphtérie en 1919, un an après son père.
Les dernières années
À partir de 1910, Claude Debussy doit lutter contre les premières atteintes d’un cancer qui l’emportera peu avant la fin de la Première Guerre mondiale. Les deux opérations qui devaient le sauver le laisseront terriblement affaibli sans toutefois l’empêcher de composer. Alors qu’il vit dans une sorte de claustration depuis le début de la guerre, Debussy conçoit le projet de six sonates qui doivent rendre hommage aux maîtres français du XVIIIème siècle, en renouant avec « la fantaisie dans la sensibilité », marque essentielle de la musique française. En cette période de conflit et de patriotisme exacerbé, l’art de Couperin et de Rameau apparaît à Debussy comme une réponse possible à la suprématie allemande. Ardent nationaliste, le musicien se désespérait de ne pas pouvoir se battre pour son pays.
Seules trois Sonates verront le jour avant la mort de Debussy qui les fait publier sous ce titre précis : « Six sonates pour divers instruments composées par Claude Debussy, Musicien français ».
Si les dernières années du compositeur ont été assombries par la maladie et les difficultés matérielles, elles ont aussi été éclairées par la présence de sa fille, Chouchou. En dépit de la maladie, Debussy continue alors de voyager à travers le monde pour faire connaître ses œuvres comme Le Martyre de Saint Sébastien (1910), commande de Serge de Diaghilev (1872-1929) sur un texte de Gabriele D’Annunzio (1863-1938). Les derniers chefs-d’œuvre datent de 1915 : les Douze Etudes pour piano et la suite En blanc et noir pour deux pianos. Debussy meurt le 25 mars 1918, la veille du jour anniversaire de la mort de Beethoven. Ses obsèques auront lieu dans le fracas des bombardements allemands que les Parisiens attribuent à la « Grosse Bertha ».
Debussy allait tenir un rôle essentiel dans la pensée musicale du XXème siècle comme le souligne Pierre Boulez (1925-2016) quand il affirme : « C’est bien, en effet, le seul Debussy que l’on puisse rapprocher de Webern dans une même tendance à détruire l’organisation formelle pré-existante à l’œuvre, dans un même recours à la beauté du son pour lui-même, dans une même elliptique pulvérisation du langage ».
25 mars 2018 | Imprimer
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