À quelques jours d’intervalle, l’Opéra Grand Avignon (à partir de demain dimanche) puis le Théâtre des Champs Elysées (dès le 7 février) mettront à l’honneur Dialogues des Carmélites de Francis Poulenc et dans les deux cas, les distributions s’annoncent alléchantes – à Avignon dans une nouvelle production mise en scène par Alain Timár, on pourra entendre Ludivine Gombert, Marie-Ange Todorovitch ou Catherine Hunold, alors qu’à Paris, la reprise de la production d’Olivier Py réunira Patricia Petibon, Sophie Koch et Véronique Gens, mais aussi Sabine Devieilhe et Anne Sofie von Otter ou encore Stanislas de Barbeyrac, entre autres.
Et pour mieux appréhender ces deux productions, nous revenons sur l’histoire de ces Dialogues des Carmélites, œuvre emblématique de Poulenc inspirée par Bernanos, à la fois métaphysique et résolument moderne, sur le sacrifice et le grand mystère de la foi.
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Francis Poulenc est un musicien atypique qui offre bien plus de facettes que les deux aspects contradictoires que l’on se plaît souvent à souligner en le définissant à la fois comme « moine et voyou ». Cette définition a toutefois le grand mérite de mettre en lumière les différents moments d’une carrière qui associe des œuvres d’un style léger et d’une cocasserie des plus grinçantes, à des ouvrages qui recourent à une authentique et profonde spiritualité. Loin de « tourner le dos à (son) esthétique parisienne et banlieusarde », comme il le souligne lui-même, Poulenc poursuivra avec bonheur des chemins parallèles. Joyeux noctambule parisien, le compositeur est adepte d’un humour fantasque qui fait merveille dans Le Bal masqué (1932) et Les Mamelles de Tirésias (1947), un opéra-bouffe surréaliste à partir d’un texte d’Apollinaire. Mais Poulenc sera aussi habité par une irrésistible ferveur quand il retrouvera la foi qui le conduira à composer en 1936 sa première œuvre religieuse, Les Litanies à la Vierge Noire. La mélancolie intérieure qui parcourt sa musique s’épanouit dans Dialogues des Carmélites. Cet opéra d’une humanité bouleversante plonge ses racines dans les profondeurs de la métaphysique : la mort et la peur qu’elle inspire à chaque être humain est le véritable sujet de l’ouvrage au-delà de la peinture d’une communauté religieuse victime des pires excès de la Terreur.
« C’est fait pour moi ! »
L’abondante correspondance de Francis Poulenc (1899-1963), complétée par différents entretiens, nous permet de retracer les étapes de la composition des Dialogues des Carmélites. C’est sur une célèbre place de Rome que se joue le destin musical des carmélites de Compiègne : Je me revois dans un café de la Piazza Navona, un clair matin de mars 1953, dévorant le drame de Bernanos et me disant à chaque scène : ‘mais évidemment c’est fait pour moi, c’est fait pour moi !’ ».
Passionné de littérature, Poulenc a toujours choisi lui-même les textes qu’il souhaitait mettre en musique. Le compositeur apprécie particulièrement la poésie de ses contemporains qu’il cherche à célébrer à travers sa musique : « la transposition musicale d’un poème doit être un acte d’amour et jamais un mariage de raison ». Doué d’un sens mélodique éblouissant, Poulenc a composé sur des textes de Guillaume Apollinaire (1880-1918) ou Paul Eluard (1895-1952) mais aussi de Max Jacob (1876-1944) et de Louise de Vilmorin (1902-1969), et même Jean Cocteau, auteur du livret de La Voix humaine (1958).
Les Dialogues des Carmélites constituent une exception dans ce riche panorama. Cet opéra en trois actes et douze tableaux est le fruit d’une suggestion. A l’occasion d’une tournée en Italie, en mars 1953, Francis Poulenc rencontre Guido Valcaranghi, le directeur des fameuses éditions Ricordi qui lui commande pour la Scala de Milan un ballet sur la vie d’une sainte, Marguerite de Cortone (1247-1297). Le compositeur n’est guère enthousiasmé par cette demande et il finit par avouer qu’il recherche surtout un livret d’opéra. Valcaranghi suggère alors à Poulenc d’adapter la pièce de Bernanos qu’il connaît bien pour l’avoir lue avec le plus grand intérêt et l’avoir déjà vue deux fois au théâtre. « J’ouvris au hasard le livre en m’obligeant instantanément à traduire, musicalement, les premières phrases que je lisais ». Selon son habitude, le compositeur veut transcrire le plus fidèlement possible le texte qui a suscité chez lui une véritable passion. La première phrase qu’il parcourt est la très longue réplique de la Prieure sur laquelle s’ouvre la deuxième scène du premier acte. Et il en trouve d’instinct le rythme et la prosodie : « Aussi incroyable que cela puisse paraître, je trouvai immédiatement la courbe mélodique de cette longue réplique ! Le sort en était jeté ». Poulenc aborde le texte de Bernanos avec une profonde humilité ; il n’ajoute quasiment rien et se contente de resserrer l’intrigue et les dialogues autour de l’évolution spirituelle d’un personnage central, la fragile Blanche, la fille du Marquis de la Force. Le caractère de la jeune femme qui aspire à l’héroïsme tout en ayant une conscience aigüe de sa faiblesse et de son angoisse, offre un contraste signifiant avec ce que suggère son nom, Blanche de la Force. Cet « oxymore » originel constitue un des moteurs du drame.
De la littérature à la musique, un itinéraire spirituel
Georges Bernanos (1888-1948) et Francis Poulenc appartenaient à des univers très différents. Le compositeur est un des acteurs majeurs de la modernité. Loin de tout cursus académique, il a été formé par le pianiste virtuose Ricardo Viñes (1875-1943), interprète privilégié de la musique de son temps. Viñes a créé des œuvres de Debussy, de Ravel, ou encore de Manuel de Falla. L’élève ne sera pas en reste. Dès ses plus jeunes années, il est plongé au cœur de l’avant-garde artistique de la capitale. Poulenc fréquente les musiciens mais aussi les écrivains ou les peintres qui explorent de nouveaux horizons. La liste est longue de ceux qu’il a côtoyés : Aragon, Eluard, Gide et Valéry mais aussi Claudel ou Joyce lui ont appris à se forger une expérience littéraire alors que Picasso, Modigliani, Marie Laurencin ou Georges Braque, lui ouvraient les portes de l’art pictural. Avec Georges Auric (1899-1983), Louis Durey (1888-1979), Arthur Honegger (1892-1955), Darius Milhaud (1892-1974) et Germaine Tailleferre (1892-1983), Poulenc formera le « Groupe des Six » qui compose un recueil pour piano, Album des Six (1920) et un ballet-farce Les Mariés de la tour Eiffel (1921) sur une idée de Cocteau.
De son côté, Georges Bernanos apparaît comme un conservateur convaincu, attaché à la défense du « trône et de l’autel ». Mais il serait tout à fait réducteur d’en faire un romancier catholique confiné dans une stricte orthodoxie, car sa foi l’invite constamment à sonder les zones d’ombre où se débattent ses personnages perdus entre enfer et paradis comme l’abbé Donissan dans Sous le soleil de Satan, son premier roman paru en 1926. C’est certainement ce questionnement brûlant sur le sens de la foi et de la grâce qui a rapproché le musicien du romancier qu’il n’avait jamais rencontré.
En 1948, quelques mois avant sa mort, Georges Bernanos a écrit les dialogues d’un film qui s’inspire d’une nouvelle de Gertrud von Le Fort. Le Révérend Père Brückberger (1907-1998) et Philippe Agostini (1910-2001) sont à l’origine de ce projet qui ne verra le jour qu’en 1959. Le film, intitulé Le Dialogue des Carmélites, réalisé par Philippe Agostini reprendra les dialogues de Bernanos et réunira Jeanne Moreau, Alida Vali et Madeleine Renaud. Entretemps, Les Dialogues de Bernanos auront triomphé au théâtre. La pièce, publiée après sa mort, est créée en 1951 à Zurich, en allemand, puis en français à Paris, en 1952.
À travers son père, d’origine aveyronnaise, Francis Poulenc a déjà perçu la force de sentiments religieux simples et intenses. Au cours de l’été 1936, le compositeur se rend à Rocamadour, et selon son propre témoignage, cette visite le ramène « à la foi de son enfance ». Quelques mois auparavant, Poulenc a été bouleversé par la brutale disparition de son ami le compositeur Pierre-Octave Ferroud (1900-1936), et l’impressionnante majesté de Rocamadour, « lieu de paix extraordinaire », s’impose à lui avec une sorte d’évidence. 1936 devient « une date capitale dans (sa) vie et dans (sa) carrière. (…) A dater de ce jour, je suis retourné bien souvent à Rocamadour, mettant sous la protection de la Vierge Noire des œuvres diverses (…) et tout récemment, l’opéra que je viens d’entreprendre d’après ‘Les Dialogues des Carmélites’ de Bernanos…».
Au cœur de la Terreur
C’est une romancière catholique allemande, Gertrud von Le Fort (1876-1971), qui s’intéresse la première à l’histoire des Carmélites de Compiègne. Sa nouvelle, intitulée La Dernière à l’échafaud (1931), s’inspire d’un fait historique : le 17 juillet 1794, sur la place de la Révolution, devenue aujourd’hui place de la Concorde, seize Carmélites sont guillotinées après un procès des plus sommaires. Ces femmes font partie des dernières victimes de la Terreur. Le 9 thermidor, c’est-à-dire le 27 juillet, Robespierre est renversé ; il rejoindra l’innombrable cohorte de ses victimes pour le plus grand soulagement de ses adversaires politiques.
Quant aux seize carmélites, elles seront béatifiées en 1906 après la publication du témoignage d’une survivante du Carmel de Compiègne, ville rebaptisée « Marat-sur-Oise » durant la Révolution. Gertrud von Le Fort s’est basée sur le récit édifiant rédigé par la sœur « miraculeusement » oubliée par le Tribunal révolutionnaire, mais elle y a ajouté un personnage né de son imagination, celui de Blanche de la Force dont le nom renvoie assez clairement au sien. « Ce personnage m’est venu comme l’emblème d’une époque à l’agonie travaillant à sa propre ruine ». De la romancière allemande à l’écrivain et au compositeur français, Blanche apparaît comme un personnage emblématique d’une époque de violence et de terreur, où la mort n’est jamais lasse de moissonner. C’est librement qu’elle marchera vers l’échafaud pour rejoindre ses compagnes dans la mort.
Toutefois, le propos de Poulenc n’est pas de juger l’Histoire. Si Bernanos, écrivain de sensibilité royaliste, associait volontiers l’aventure révolutionnaire aux forces du mal, ce n’est pas le cas du compositeur. Nous ne sommes pas en présence d’un opéra vériste dans la veine d’Andréa Chénier (1896) de Giordano. Poulenc privilégie la réflexion philosophique ; la confrontation avec la mort à travers l’aspiration à l’héroïsme et au sacrifice est au cœur du drame. Il y est avant tout question de grâce et de réconciliation avec la mort dans le choix du martyre. La Terreur symbolise n’importe quelle situation extrême dans laquelle peut se révéler la force insoupçonnée de l’âme humaine même la plus fragile.
De l’enthousiasme à l’abattement
Dès le mois de juin 1953, Francis Poulenc commence à travailler en découpant « avec un immense respect » le texte de Bernanos qu’il décide de réduire de moitié. Le musicien condense, déplace ou coupe, mais toujours avec le même souci de transcrire le plus fidèlement possible l’œuvre originale qu’il veut éclairer musicalement. C’est une constante chez celui qui écrivait : « Si l’on mettait sur ma tombe : ci-gît Francis Poulenc, le musicien d’Apollinaire et d’Eluard, il me semble que ce serait mon plus beau titre de gloire ».
L’œuvre changera d’aspect au cours des différentes étapes de sa gestation qui va être beaucoup plus longue que prévue. Poulenc est d’abord littéralement exalté par son projet au point d’en perdre le sommeil. Mais s’il entame la composition en août 1953, il ne la termine qu’en septembre 1955. En mars 1956, le compositeur présente les Dialogues au directeur artistique de la Scala, Victor de Sabata, et il achève l’orchestration de la version piano-chant en juin. L’inspiration et la facilité d’écriture ont fini par céder la place à une véritable dépression. Pourquoi un tel revirement ? A des difficultés sentimentales et des problèmes de santé se sont ajoutés des problèmes juridiques liés aux droits d’utilisation du livret des Dialogues. Le témoignage du baryton Pierre Bernac (1899-1979) apporte un éclairage particulier sur cette période difficile. Durant 25 ans, Poulenc fut le pianiste accompagnateur du chanteur avec lequel il a donné des concerts dans le monde entier. Bernac le connaît donc intimement, et il affirme : « Ces dames de Compiègne ne sont certainement pas étrangères à cette grande crise. Si Blanche de la Force et la première prieure lui ont transmis leur crainte de la mort, on peut au moins l’expliquer en partie par l’intensité avec laquelle il a réussi à les faire revivre ». Il y a un véritable phénomène d’identification du créateur avec Blanche, surnommée le « petit lièvre », cet animal craintif qui se meut dans un climat d’angoisse diffuse, pris au piège de sa propre faiblesse. « Blanche, c’était moi », déclarera Poulenc.
Milan et Paris
Comme Les Dialogues des Carmélites étaient une œuvre de commande des Editions Ricordi, ils furent créés d’abord en italien à la Scala de Milan le 26 janvier 1957 : ce fut un triomphe.
Pourtant, au milieu d’une telle réussite, Poulenc devait ressentir bien des frustrations. Tout allait se résoudre lors de la création à l’Opéra de Paris le 21 juin suivant.
« A Milan, on avait travaillé pour moi. A Paris ce sont mes ‘Carmélites’ telles que je les ai rêvées. Tout me plaît : décors, mise en scène, distribution. Denise est sublime. Quelle actrice ! Je vois enfin vivre ce personnage que j’ai tant porté en moi ».
Tout est dit. Poulenc a toujours accordé la plus grande importance à la réalisation de ses œuvres en fournissant un grand nombre d’indications tant pour la mise en scène que pour le choix des interprètes. La création milanaise a été confiée au metteur en scène Margherita Wallmann (1904-1992), et si la distribution vocale est excellente, elle exclue celle pour qui a été écrit le rôle de Blanche, Denise Duval (1921-2016), créatrice des Mamelles de Tirésias, puis de l’unique personnage de La Voix humaine (1959) – au profit de Virginia Zeani. Renouant avec une tradition en vogue au XIXème siècle, Poulenc aime créer des rôles sur mesure pour ses interprètes fétiches. Parfaitement à l’aise pour servir la « prose musicale » de son pygmalion, Denise Duval incarne avec un naturel confondant son héroïne anxieuse, désespérément tendue vers une grâce qui se dérobe.
« Chanter dans le ton »
Dialogues des Carmélites a la particularité d’être le seul opéra français écrit après 1945 qui ait bénéficié d’un succès international jamais démenti. Il y a plus d’une raison à cette pérennité. Le sujet de l’ouvrage exerce une attraction sur le public et plusieurs scènes comme la mort de la prieure ou l’impressionnante exécution des carmélites sont d’une intensité qui marque à jamais le spectateur. Mais il est permis de penser que la limpidité du langage musical de Francis Poulenc reste l’atout majeur de l’œuvre. Le compositeur est un mélodiste exceptionnel et chaque mot du texte, s’il est porté par les interprètes, touche sa cible émotionnelle. Plus l’expression musicale est simple et naturelle, plus elle est intense. La voix, qui n’est jamais couverte par un orchestre où tout est nuances, épouse les moindres inflexions de la sensibilité des personnages. Poulenc a dédié sa partition à sa mère, à Debussy, à Monteverdi, à Verdi et à Moussorgski ! A leur suite, il cherche le secret de récitatifs et de dialogues fluides, rejoignant aussi Massenet dans son art de faire chanter la langue française avec force et naturel. Ces modèles indiquent aussi sa volonté de s’inscrire dans une tradition où l’expression musicale est guidée par la puissance dramatique du texte.
C’est peu dire que le musicien reste en marge des débuts du sérialisme et de la musique électroacoustique. Toujours lucide sur lui-même, Poulenc demande avec humour à son ami le compositeur Henri Sauguet (1901-1989) : « Comment va Paris ? se dodécanise-t-il à toute allure ? Les ‘Carmélites’, les pauvres, ne peuvent chanter que dans le ton. Il faut leur pardonner ». Tout l’enjeu de l’esthétique musicale de Poulenc est dans son attention à la prosodie, c’est-à-dire à la manière dont on fait sonner les mots pour qu’ils rendent les émotions et les intentions les plus secrètes.
27 janvier 2018 | Imprimer
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