La Wally, l’ivresse des cimes

Xl_wallyapl-cd © DR

Si tout le monde ou presque connait son air le plus célèbre, « Ebben, ne andro lontana » popularisé par l’interprétation de la Callas, puis grâce à Diva, le film de Jean-Jacques Beineix, La Wally reste un opéra plutôt méconnu et rarement joué. À partir de ce soir, l’Opéra de Monte-Carlo en propose néanmoins une nouvelle production avec Eva-Maria Westbroek dans le rôle-titre, et c’est l’occasion de (re)découvrir cette œuvre qui « met la vie quotidienne en musique », mais sous un prisme néoromantique intimiste et porté par un orchestre qui assume un véritable rôle dramatique. 

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Cinquième et dernier opéra d’Alfredo Catalani, La Wally demeure un grand oublié du répertoire lyrique. Et pourtant, son héroïne a tout pour séduire notre époque : jeune fille intrépide bien décidée à imposer ses désirs amoureux ou sa volonté de vengeance, Wally recherche la paix dans la solitude des montagnes loin du monde mesquin et violent des hommes. Si le destin ne s’en mêlait pas, l’infini des sommets pourrait suffire au bonheur de celle qui se flatte de n’avoir reçu que « des baisers immortels », ceux que prodiguent le vent, les rayons du soleil, la rosée et les étoiles du ciel… Wally paraîtrait presque moderne avec son désir d’indépendance et son aspiration à vivre en communion avec la Nature. Et elle est effectivement plus proche de nous que nous ne pourrions le soupçonner à première vue. Car nous avons tous entendu au moins une fois son air le plus célèbre « Ebben, ne andro lontana », chanté magnifiquement parMaria Callas :« Je m’en irai aussi loin que l’écho de la cloche sacrée, là-haut dans les neiges éternelles… ». L’immense popularité de cet air sera définitivement assurée par l’utilisation qu’en fit Jean-Jacques Beineix dans son film Diva en 1981 – et bien plus tard Jalil Lespert dans Yves Saint Laurent en 2014. Héroïne méconnue d’un opéra oublié, Wally mérite assurément qu’on la suive à travers les blanches et mortelles étendues de la montagne tyrolienne. A la croisée des différents mouvements qui ont influencé l’art lyrique dans l’Italie de la seconde moitié du XIXème siècle, Catalani signe un ouvrage plein de séduction où la plénitude de la couleur orchestrale, d’influence wagnérienne, vient donner tout son éclat à l’expressivité du chant italien.

Portrait d’un compositeur mélancolique

Il semble que ce soit le compositeur Arrigo Boito (1842-1918), brillant librettiste des derniers grands Verdi, qui ait suggéré à Alfredo Catalani le sujet de son ultime opéra La Wally. Mort prématurément de la tuberculose à l’âge de 39 ans, le 7 août 1893, Catalani, né en 1854, a connu son seul véritable succès avec cet opéra « montagnard » créé le 20 janvier 1892 à la Scala de Milan. Lucquois comme son cadet Puccini, auquel il vouait une haine presque obsessionnelle, l’ombrageux Catalani était lié aux milieux musicaux qui explorèrent de nouvelles voies après Verdi. Durant ses études au Conservatoire de Milan, il avait participé aux fiévreux débats qui agitaient l’avant-garde artistique. Il fréquentait en particulier ce groupe qui se baptisait « les Hirsutes » : artistes pauvres en révolte contre toutes les formes de conformisme, ces fameux « scapigliati » allaient bientôt frayer la voie au « vérisme ».

Les rares portraits de Catalani nous montrent un homme assez mélancolique, voire introverti, dont les traits paraissent altérés par la maladie. Les difficultés qu’il dut surmonter pour faire connaître ses ouvrages ont certainement retenti sur son état de santé. Tandis qu’il peinait à se faire reconnaître comme un compositeur de premier plan, Pietro Mascagni (1863-1945) triomphait avec Cavalleria Rusticana (1890) et Ruggero Leoncavallo (1858 - 1919) allait bientôt se révéler avec Pagliacci (1892). Pourtant Catalani avait eu la satisfaction en 1890 d’être nommé professeur de composition au Conservatoire de Milan, à la chaire d’Amilcare Ponchielli (1834-1886), l’auteur de La Gioconda (1876). Il possédait en outre un fervent admirateur et défenseur de son art en la personne d’un jeune chef, Arturo Toscanini, qui avait dirigé à Turin son quatrième ouvrage, Edmea (1886). Devenu un fidèle de Catalani, Toscanini appréciera tellement son dernier ouvrage qu’il n’hésitera pas à donner le nom de Wally à sa fille aînée. C’est également lui qui introduisit le seul chef-d’œuvre de son ami compositeur au répertoire du Metropolitan Opera en 1909, avec Emmy Destinn dans le rôle de Wally.

Alfredo Catalani semble avoir toujours été sujet à une profonde mélancolie qui le conduisait parfois jusqu’au sentiment de la persécution. Cette tristesse pesante, faite de déceptions et de renoncements, se retrouve dans son opéra qui offre un curieux mélange de folklore et d’états d’âme, nous éloignant des montagnards tyroliens pour rappeler plutôt les poètes « décadents » italiens comme Giovanni Pascoli (1855-1912).

Un récit « plein de vie, d’animation et d’originalité »

C’est au printemps 1891 que Catalani entreprend la composition de La Wally, qu’il achèvera deux ans plus tard. Le compositeur a été séduit d’emblée par Die Geyer-Wally (1875), un roman très populaire de Wilhelmine von Hillern (1836-1916). Animée de sentiments féministes avant l’heure, la romancière allemande insistait sur le caractère exceptionnel de cette femme nommée « Geyer-Wally » qui entendait bien imposer sa volonté en bravant toutes les contraintes familiales et sociales. Cette histoire tyrolienne de fille qui refuse d’épouser celui que son père lui destine peut paraître un peu démodée mais elle a eu un grand retentissement à son époque, et même au-delà comme en témoignent des adaptations cinématographiques en 1943 et en 1956. D’autre part, il existe malheureusement encore aujourd’hui des sociétés dans lesquelles les jeunes filles doivent se plier aux choix matrimoniaux des pères…

Catalani voit bien tout le parti qu’il peut tirer de ce « récit plein de vie, d’animation et d’originalité » dont on peut traduire le titre original par : « La Wally aux vautours ». Il n’hésitera pas à aller rencontrer Wilhelmine von Hillern à Munich et à Oberammergau. Le musicien  note qu’il la trouve «  intelligente et femme d’esprit » et il lui demandera de bien vouloir traduire le livret de son opéra en allemand pour sa diffusion dans les pays germaniques. C’est d’ailleurs dans la traduction de Wilhelmine von Hillern que La Wally sera créée en allemand en février 1893 à Hambourg.

Paru en italien en 1887, l’ouvrage de Wilhelmine von Hillern va être adapté pour la scène lyrique par Luigi Illica (1857-1919), à qui l’on doit entre autres les livrets de La Bohème (1896), de Tosca (1900) et de Madame Butterfly (1904). On retrouve d’ailleurs quelque chose du caractère affirmé et ombrageux de Tosca dans la jeune tyrolienne passionnée. Ce n’est certainement pas un hasard si la créatrice du rôle de Wally, Hariclea Darclée, devint quelques années plus tard celle de la Tosca de Puccini. Illica va donner une nouvelle dimension à l’histoire des amours de Wally en abandonnant la fin heureuse du roman pour un dénouement tragique. La jeune femme ne s’unira pas à celui qu’elle a toujours aimé, Hagenbach. Lieu rêvé du bonheur, la montagne se transformera en un piège mortel et Hagenbach sombrera dans l’abîme, emporté par une avalanche. Telle une nouvelle Senta, l’héroïne wagnérienne du Vaisseau fantôme (1843), Wally se précipitera dans le gouffre à la suite de son amant.

Dès l’été 1891, accompagné d’artistes de la Scala, où doit être créé son futur opéra, Catalani se rend au Tyrol pour s’imprégner de la couleur locale. Si le compositeur souhaite pouvoir recréer une ambiance typique en  étudiant de très près les costumes populaires, sa musique, elle,  reste toujours à distance respectable du folklore. Au premier acte seulement, nous entendrons le jeune musicien Walter s’accompagner à la cithare pour interpréter une chanson de facture populaire. La chanson de l’Edelweiss, « triste et douce comme un baiser », est d’inspiration tyrolienne mais elle a surtout pour fonction dramatique d’annoncer la fin cruelle qui attend l’héroïne. Comme la demoiselle évoquée dans le chant mélancolique,  Wally finira ensevelie sous la neige meurtrière d’une avalanche.

La volonté de réalisme se rattache au courant vériste qui entendait mettre sur scène des personnages ordinaires jusqu’alors bannis de l’univers de l’opéra. Nous sommes censés assister à une « histoire vraie », un fait divers montagnard dont les protagonistes sont des êtres de chair et de sang. Le compositeur se fixe pour but la mise en musique de la vie quotidienne suivant la voie ouverte par des romanciers italiens tels Giovanni Verga (1840-1922) ou Luigi Capuana (1839-1915) qui auraient pu résumer les enjeux esthétiques du réalisme comme Emile Zola (1840-1902) : « Il ne s’agit plus d’inventer une histoire compliquée, d’une invraisemblance dramatique qui étonne le lecteur ; il s’agit uniquement d’enregistrer des faits humains (…) Le premier homme qui passe est un héros suffisant, fouillez en lui et vous trouverez certainement un drame simple qui met en jeu tous les rouages des sentiments et des passions ».

Toutefois, Catalani reste à la croisée des chemins, plus soucieux de couleur locale dans la continuité du romantisme qu’adepte convaincu du « réalisme » expérimenté par le mouvement vériste. Le compositeur était fasciné par l’imaginaire germanique comme en témoigne Loreley (1890), l’opéra qu’il écrivit juste avant La Wally. Il y reprenait la fameuse légende de la sorcière assise sur un rocher dominant le Rhin, dans les eaux duquel elle attirait les navigateurs charmés par son étrange beauté. Symptomatique de la volonté de rompre avec le modèle héroïque magnifiquement exploité par Verdi, le livret de La Wally est imprégné d’une atmosphère néo-romantique intimiste d’inspiration typiquement germanique. Les situations romanesques débouchant sur des scènes sentimentales propres à toucher la sensibilité du public et l’exaltation de la nature à travers le décor grandiose des montagnes dessinent autant de chemins où se devine aussi la silhouette du Werther de Massenet créé le mois suivant la première de La Wally.

Les personnages ne sont pas d’un seul bloc mais ils restent nuancés et échappent aux écueils d’un vérisme simpliste. Ainsi Hagenbach apparaît d’abord comme un jeune chasseur arrogant, étalant ses exploits avec complaisance. Il n’hésite pas à jouer avec les sentiments de la fière Wally en pariant qu’il peut lui arracher un baiser par ruse avant de se révéler passionnément amoureux d’elle. Cette fameuse scène du bal et du baiser volé est celle que Catalani a composée en dernier. C’est dire l’importance qu’il lui accordait. Amant déçu, Gellner reproche à Wally d’avoir le « cœur froid comme la neige », mais il se montre lui-même impitoyable en précipitant son rival dans un ravin. Enfin, l’héroïne cumule tous les contrastes : éperdument amoureuse et jalouse, révoltée contre son père et  violente envers sa rivale, elle peut être assoiffée de vengeance et déchirée par le remords. Elle sait aussi être généreuse jusqu’au sacrifice et fait preuve de sagesse en envisageant le renoncement. La plénitude de son caractère se dévoile dans son fameux air qui reprend la musique d’une chanson groenlandaise dont les paroles sont de Jules Verne (1878).

« Une chaleur et une passion si profonde »

Sans jamais pouvoir s’inscrire au premier rang du répertoire lyrique, La Wally connut un certain succès dès sa création. La production la plus remarquable au XXème siècle reste celle de la Scala de Milan en 1953. On pouvait y entendre sous la direction de Carlo Maria Giulini, Renata Tebaldi en Wally et Mario del Monaco en Hagenbach. A la création, un critique avait souligné dans La Wally « une chaleur et une passion si profonde et si authentique qu’elle ne manquera jamais d’impressionner le public ».

L’importance des interludes musicaux rappelle le modèle wagnérien auquel se rattachait Arrigo Boïto, autre compositeur emblématique de cette période en quête d’un langage nouveau. L’orchestre assume un véritable rôle dramatique qui vient enrichir le développement italien de l’expressivité du chant, dont l’immédiate séduction reste le principal secret du succès auprès du public. Le célèbre air de Wally s’ouvre justement sur l’exposition du thème, confiée à  l’orchestre avant qu’il ne soit repris et développé par la chanteuse. La richesse de la couleur orchestrale et la subtilité harmonique caractérisent la partition. De grands préludes aux troisième et quatrième actes attestent de l’importance de l’écriture orchestrale dans cet opéra où s’estompe la prédominance du bel canto cher à l’opéra italien au profit d’une instrumentation d’un grand raffinement. La Wally témoigne ainsi des différentes tentatives de renouvellement de l’art lyrique en cette fin du XIXème siècle où il faut tenter d’exister après  Wagner et Verdi.     

Catherine Duault

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