Les Maîtres chanteurs de Nuremberg sont incontestablement une œuvre atypique dans le répertoire de Wagner, à la fois classée comme la seule comédie du compositeur mais aussi associée à un lourd passé politique (notamment accaparée par le régime nazi qui y voyait une glorification du germanisme). Mais l’opéra est aussi une œuvre musicale majeure, riche et colorée, qui interroge sur le rôle et la place de l’art dans la société.
À partir du 16 mai prochain, l’Opéra de Munich donnera une nouvelle production des Maîtres Chanteurs signée David Bösch, avec Jonas Kaufmann dans le rôle de Walther et dirigé par Kirill Petrenko. L’occasion de revenir sur l’histoire et les enjeux tant politiques que musicaux d’une œuvre singulière.
****
Le cinéaste Billy Wilder raconte qu’il est allé entendre Les Maîtres Chanteurs : « Le spectacle commençait à six heures. Trois heures après, j’ai regardé ma montre : il était six heures un quart !... ». Plus d’un mélomane pourrait se reconnaître dans cette piquante anecdote et pourtant Les Maîtres Chanteurs sont la seule comédie composée par Richard Wagner – en dehors de La Défense d’aimer (1836), un ouvrage de jeunesse aujourd’hui oublié. Une sensation d’ennui serait donc fermement associée à une œuvre qui exploite pourtant résolument la veine comique en multipliant les situations cocasses, les quiproquos, les jeux de mots et les discours ridicules ! Pour ne pas passer à côté d’un opéra vraiment hors norme, quelques repères sont donc nécessaires au mélomane d’aujourd’hui. Ecoutons la musique avant toute chose et pour cela acceptons de dépasser nos préjugés pour appréhender sans parti pris la beauté d’une œuvre musicale majeure. Laissons-nous porter par la puissance d’une orchestration à la fois riche et fluide. Laissons-nous séduire par ces voix déployées au-delà du format traditionnel pour mieux exprimer des sentiments forts.
« Revenons à l’ancien, ce sera un progrès »
Cette remarque en forme de boutade lancée par Verdi pourrait servir d’exergue au projet des Maîtres Chanteurs. La volonté de se ressourcer à la fontaine de jouvence du passé est un des thèmes majeurs de cet opéra qui s’ouvre sur un choral évoquant le baptême de saint Jean-Baptiste dans les eaux du Jourdain. Cette scène emblématique préfigure la renaissance de ce « nouveau messie » que va devenir Walter grâce à l’enseignement de Hans Sachs. Le jeune poète exalté acceptera d’abandonner sa liberté d’inspiration pour se laisser guider par les règles de la tradition des Maîtres Chanteurs dont il sera le continuateur.
Que souhaite démontrer Wagner avec cette querelle artistique qui nous plonge au cœur d’un XVIème siècle idéalisé ? Prouver qu’il n’est pas celui qui vient faire table rase de la grande tradition musicale comme l’en accusent ses adversaires ? Ou bien flatte-t-il l’engouement pour la musique ancienne apparu dans les années 1850 ? Loin des excès du romantisme, certains redécouvrent la musique de Palestrina ou celle de Bach dont Mendelssohn a dirigé en 1829 La Passion selon Saint Matthieu après en avoir lui-même révisé la partition. Mais ce qui intéresse Wagner ce sont les rapports entre tradition et création, entre passé et modernité. Loin de s’adonner au plaisir du pastiche, le compositeur désire élargir sa palette musicale en lui ajoutant de nouvelles couleurs, reflets d’un héritage artistique stimulant parce que savamment maîtrisé. Il en résulte un langage musical nouveau qui réalise la synthèse entre la tradition et le renouvellement harmonique expérimenté dans Tristan (1865). On trouvera dans Les Maîtres Chanteurs aussi bien un langage archaïsant se référant à Bach qu’une utilisation des ressources de l’opéra traditionnel.
Dans Ma vie, Richard Wagner confie que l’idée des Maîtres Chanteurs lui est venue lors d’un séjour à Marienbad en 1845. Le compositeur se prend de passion pour l’histoire des confréries de maîtres chanteurs, ces guildes nées au XVème siècle, qui ont pris la suite des ménestrels du Moyen-Âge. D’inspiration religieuse, elles se sont progressivement transformées en corporations où se pratiquent la poésie et le chant selon des règles bien définies. Wagner vient d’achever Tannhäuser, qui met en scène un tournoi de ménestrels : Les Maîtres Chanteurs pourraient s’inscrire dans cette thématique agrémentée d’un esprit plus léger allant jusqu’à la parodie. Dans les deux ouvrages, une femme est le prix accordé au vainqueur d’une joute poétique. Tannhäuser conditionne la rédemption du héros au sacrifice d’Elisabeth, alors que dans Les Maîtres, Walther von Stolzing obtiendra la main d’Eva en renonçant à sa liberté de créateur pour se plier aux contraintes de la guilde. C’est un cas unique, chez Wagner, que cet amour heureux qui triomphe de tous les obstacles.
Le musicien étudie attentivement une série de livres se rapportant au Moyen-Âge et à la poésie allemande. Parmi ces ouvrages essentiels se trouve L’Histoire de la poésie nationale des Allemands (1840-1844) de Gervinius qui relate la vie de Hans Sachs (1494-1576), membre de la guilde de Nuremberg, prestigieuse cité médiévale de Bavière symbolisant la culture allemande dans toute son authenticité. Le cordonnier Sachs est le plus connu des « Meister-Singer », et Wagner voit en lui « la dernière apparition de la productivité artistique de l’esprit du peuple ». Au troisième acte, le célèbre chœur « Wach auf, es nahet gen den Tag » est un véritable poème de ce Hans Sachs, dont Wagner a su faire un personnage d’une humanité profonde en même temps que le représentant d’une tradition intelligente.
Une longue genèse
La genèse des Maîtres Chanteurs va être longue et émaillée de nombreux événements. Deux personnes essentielles font leur apparition dans la vie du compositeur. La première est Cosima, la fille de Liszt et de Marie d’Agoult, devenue l’épouse du chef d’orchestre Hans von Bülow, soutien indéfectible de Wagner. Malgré l’amitié qui lie le compositeur et le chef, une passion réciproque naît entre Cosima et Richard dès 1864. Le scandale de leur liaison, restée longtemps secrète, éclatera en juin 1867, quelques mois avant que le musicien n’achève sa partition des Maîtres Chanteurs.
Au cours de cette même période, Wagner s’est rapproché d’un de ses plus fervents admirateurs, le jeune roi de Bavière Louis II, qui lui propose de subvenir à ses besoins. Mais l’entourage du trop généreux monarque entend mettre un terme à cette amitié devenue dangereuse pour les finances du pays. Louis II sera finalement contraint d’éloigner celui qu’il considère comme un dieu vivant. C’est cependant encore sous sa protection que seront créés Les Maîtres Chanteurs.
Wagner a rédigé une première esquisse en prose pendant l’été 1845. Il abandonne ensuite son projet pour ne le reprendre qu’en 1861 quand il a déjà composé Lohengrin (1850), L’Or du Rhin (1854) et La Walkyrie (1856). Suivent encore les deux premiers actes de Siegfried et Tristan et Isolde mené à bien en juillet 1859. Après l’échec retentissant de Tannhäuser à Paris, l’impossibilité de monter Tristan à Vienne et l’arrêt du projet du Ring, Wagner souhaite conquérir le public et rétablir ses finances en composant une œuvre populaire qui lui rapportera.
Son inspiration est relancée par un ouvrage daté de 1697, le Livre de l’art sublime des maîtres chanteurs de Wagenseil. L’opéra reprendra fidèlement le fonctionnement des confréries et les étapes de la formation des élèves qui doivent pratiquer un « entraînement » poétique très encadré. Wagner n’hésite pas à utiliser le terme de « bar », un mot disparu du vocabulaire contemporain, qu’on peut traduire par « couplet ». La parfaite maîtrise de cette forme strophique médiévale était l’apanage des fameux maîtres chanteurs. La partition offre six « bars » chantés par Walter et son rival, Beckmesser, chargé de traquer dans le chant les éventuels manquements aux règles strictes de la confrérie. C’est précisément un « bar » ridicule qui entraîne la défaite de Beckmesser. Walter triomphera grâce à la science et à la beauté qui émanent de son « bar » merveilleusement composé dans lequel la spontanéité de l’inspiration et la rigueur de l’élaboration sont magnifiquement réconciliées.
Wagner achève son livret en 1862 et sa partition en octobre 1867. L’œuvre est créée à Munich le 21 juin 1868 sous la direction de Hans von Bülow qui a pardonné la trahison de son ami. Louis II de Bavière, Offenbach, Tourgueniev sont dans la salle où se presse un public venu de l’Europe entière après une campagne promotionnelle menée tambour battant par Franz Liszt et von Bülow. C’est un des plus grands triomphes de Wagner et l’ouvrage sera repris avec succès dans le monde entier malgré l’hostilité de la critique qui attaque d’emblée l’opéra. Le grand critique viennois Eduard Hanslick perçoit dans l’ouvrage le reflet d’un système « erroné dans ses fondements, laid et antimusical dans sa réalisation ».
« Le poète n’a pas de compte à rendre »
Quels sont les enjeux de cet opéra fleuve qui est le plus long de tous ceux composés par Wagner – avec un record absolu pour le troisième acte resté le plus long de l’histoire du théâtre lyrique ? Le critique allemand Marcel Reich-Ranicki résumait la structure de l’ouvrage d’une façon un peu expéditive en disant qu’au premier acte, le peuple allemand prie gentiment, au deuxième acte il tabasse vigoureusement et au troisième acte, il se laisse fasciner par un orateur et lui crie bruyamment « Heil ! ». Œuvre plurielle, Les Maîtres Chanteurs apparaissent à la fois comme une comédie lyrique, un opéra réaliste et une réflexion philosophique sur le rôle de l’artiste. C’est une synthèse hardie entre la tradition et ses règles et la modernité et son inspiration.
Comparable à ce qu’est Falstaff (1893) pour l’œuvre de Verdi, cet ouvrage atypique concentre toutes les attaques de ceux qui veulent rejeter Wagner sans examen. Alors que certains s’emploient à ressusciter un anti-germanisme plus que déplaisant, les préventions contre Wagner entretiennent un sentiment de malaise diffus. « Quand j’entends du Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne » proclame Woody Allen avec une pointe de mauvaise foi !
L’ultime monologue de Sachs a souvent été mal interprété. Le maître explique à Walter qu’à travers lui se perpétue une haute tradition parce qu’il est célébré en tant que poète et qu’il s’inscrit désormais dans la défense du « saint art allemand ». C’est bien évidemment cette dernière expression qui a fait couler beaucoup d’encre sur le nationalisme du compositeur. Il est naturel qu’on puisse s’interroger sur la personnalité pour le moins contradictoire de l’homme que fut Wagner car ses engagements successifs suivent une logique des plus ambigües. Comment interpréter son amitié avec Bakounine et son allégeance à Louis II de Bavière, sa participation aux barricades de Dresde et sa légendaire passion pour l’argent ? Il est tout aussi juste qu’on puisse déplorer la manière dont il sait remercier ses amis de leur générosité ! Otto Wesendonck lui ouvre sa maison et sa bourse et le musicien le récompense… en séduisant sa femme, Mathilde. Hans von Bülow parcourt toute l’Europe pour faire jouer et diriger les œuvres de son ami… qui s’empresse là encore de lui prendre sa femme, Cosima. Et comment justifier cet écrit de Wagner violemment antisémite Le judaïsme dans la musique paru en 1850 sous un pseudonyme ? Mais n’oublions pas que cinquante années séparent la mort de Wagner de l’accession au pouvoir d’Hitler. Rappelons aussi que le fameux texte incriminé est un écrit de propagande pour exalter l’art wagnérien contre la domination de Meyerbeer que Wagner enviait et détestait. Les raccourcis et les amalgames ne sont jamais utiles à la vérité.
Il est évident que c’est la passion affichée d’Hitler pour la musique de Wagner qui va réaliser aux yeux de certains l’assimilation du compositeur au nazisme. Alors qu’ils ne contiennent aucun enjeu politique et ne présentent qu’un débat esthétique, Les Maîtres Chanteurs sont effectivement devenus l’œuvre de prédilection de la propagande nazie. Surtout parce que Wagner y exalte le mythe de Nuremberg, lieu idéal de la germanité. Pour le musicien, la puissante cité impériale reste une sorte de synthèse du Parnasse et du Paradis dont il faut restaurer l’antique splendeur.
Doit-on identifier l’homme à son œuvre ? On remarquera que les contempteurs des opéras de Wagner opposent le plus souvent une condamnation morale qui ne s’appuie pas sur une appréciation raisonnée des œuvres. Ils semblent ignorer que le message wagnérien possède des entrées multiples : si les nazis ont pu y voir une glorification du germanisme, en particulier dans Les Maîtres chanteurs, les marxistes ont pu y retrouver la dénonciation du pouvoir de l’argent. Interprétation qui a servi de substrat à nombre de mises en scène contemporaines du Ring. D’autres y ont recherché une exaltation de la spiritualité chrétienne, de Tannhäuser à Parsifal. Les tenants de la tradition ont pu se satisfaire d’un certain culte du passé offert par Les Maîtres Chanteurs alors que les partisans d’un avenir poussé par le progrès se réjouissaient de le déceler dans le Ring... Mais ce que tous devraient louer, au-delà de ces messages multiples, c’est la beauté d’une œuvre musicale.
On aura compris que Les Maîtres chanteurs est un opéra riche, coloré, varié. S’il exalte le nationalisme allemand, il ne s’agit pas d’un nationalisme militariste ou hégémonique. Il s’agit plutôt de celui proposé par Schiller quand il invite à la régénération par l’Art. Bien sûr, on peut interpréter une telle conception comme une exaltation de la nation allemande mais on peut tout aussi bien y voir la métaphore d’une universalité de l’Art. Hans Sachs, le bourgeois, refuse que l’aristocrate Walther se considère comme « né maître » : l’art doit rester un apprentissage et il faut que Walther devienne un Maître pour perpétuer à son tour les règles qu’il s’est appropriées. L’Art ne se fera pas en dehors de la société dont il est le ciment spirituel. Wagner le révolutionnaire semble avoir renoncé pour un temps à la liberté absolue que Victor Hugo accordait au poète dans sa préface aux Orientales (1829) : « Le poète n’a pas de compte à rendre. L’art n’a que faire des lisères, des menottes (…) Il vous dit : Va ! Et vous lâche dans ce jardin de poésie, où il n’y a pas de fruit défendu. L’espace et le temps sont au poète. Que le poète aille où il veut en faisant ce qui lui plaît : c’est la loi. »
Catherine Duault
12 mai 2016 | Imprimer
Commentaires