Passée par l’École supérieure d’art dramatique du Théâtre National de Strasbourg, Chloé Lechat met actuellement en scène La Traviata à l’Opéra de Limoges. Elle a également écrit le livret de Nach dem Kuss et WoMen, deux opéras de chambre (mis en musique par Clara Olivares) auxquels elle sera amenée à donner vie. Elle nous a précisé ses intentions concernant l’opéra de Verdi avant la représentation à laquelle nous avons assisté, et nous a partagé les convictions portées par son travail.
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Votre Traviata se déroule de nos jours à Ibiza. Pourquoi ce choix ?
Il y a des vols charter pour aller faire la fête 24 heures sur 24 à Ibiza. Cette île incarne le mieux pour moi cette société superficielle vis-à-vis de laquelle Violetta se sent isolée. On ne tient pas du tout compte de sa maladie, alors que les gens sont chez elle. Au premier acte, elle fait un petit malaise mais leur dit de continuer à danser ; ils ne se font pas prier. Ibiza représente vraiment la fête avant tout, la décadence de l’alcool et de la drogue.
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Comment Violetta s’insère-t-elle dans cette société décadente ?
Elle vit dans une villa que Giorgio Germont lui a achetée. Il utilise ses services comme ceux d’une escort girl. Au début de l’opéra, elle se remet d’un chagrin d’amour et la maladie refait surface. Je me réfère à l’histoire originelle de Marie Duplessis, dont s’est inspiré Alexandre Dumas dans La Dame aux camélias. Pour moi, Violetta n’est pas amoureuse d’Alfredo. Si elle recommençait une histoire d’amour, elle serait à nouveau dépendante financièrement d’un homme, et pourrait revivre une histoire passionnelle dont elle ne se remettrait pas forcément. Elle fait un sacrifice par amour pour que la sœur d’Alfredo, puisse se marier. J’ai créé pour la production ce rôle non-chanté de Virginia, pour recréer une autre énergie féminine. Je voulais parler du statut des femmes à l’époque et aujourd’hui. La question de l’amour dans La Traviata n'est pas aussi claire que dans La Dame aux camélias, où la rédemption est finalement très morale. Violetta semble moins passive, et si elle était manipulée, ce serait uniquement par la maladie, sa seule faiblesse. Si Marie Duplessis n’était pas morte à 23 ans, elle aurait été businesswoman ! Elle s’était créée un mythe alors qu’elle était encore en vie. Elle a « fait » son ascension sociale avec les moyens dont elle disposait, c’est-à-dire sa beauté, sa finesse et son intelligence, tout en gardant une certaine grandeur et dignité.
Quel regard avez-vous porté sur les femmes de La Traviata dans cette production ?
J’ai essayé de créer des passerelles avec le public, pour raconter autre chose. Dans le prélude de l’acte I, le mariage de Virginia semble avoir déjà eu lieu, puisque Violetta va mourir. La musique annonce les thèmes importants de l’opéra et me permet de faire des actes I et II un flashback, tandis que l’acte III est au présent. Dans le prélude du III, les six premières mesures sont identiques à celles du prélude du I. La musique m’a donné l’idée de créer un parallèle avec la scène introductive. Le rideau se lève, Virginia voit Violetta. On se dit qu’on peut rejouer la partie, qu’il n’y aura pas de mariage arrangé, que Violetta aura un autre destin. Et bien non ! Annina est une bonne amie de Violetta, mais a un statut de femme de chambre, donc reste à son service. Ce sont les femmes qui sont au service d’une société, aussi bien de femmes que d’hommes. C’est pour cela que j’ai aussi ajouté le personnage de la mère de Giorgio Germont. La matriarche joue aussi son rôle dans le maintien d’un système ancré depuis des décennies. Le matriarcat n’est pas un système plus intéressant que le patriarcat.
Quelles orientations souhaitez-vous prendre à l’avenir à l’opéra, y compris avec votre compagnie pluridisciplinaire Liese Nebel ?
Le cinéma bouge, le théâtre bouge, donc j’aimerais faire aussi bouger l’opéra vers des personnages féminins qui existent autrement qu’en étant dépendantes, mourantes ou veuves. J’aimerais beaucoup retracer une fresque de l’histoire des femmes, de manière plus vaste. J’ai un problème avec la notion de « femme forte » car pour moi tout le monde est fort, soit humainement soit physiquement. Et la vie fait qu’on a parfois des faiblesses. On a oublié des femmes actives dans la résistance, des femmes peintres. Le système en place ne montrait pas les femmes qui « faisaient », parce qu’elle faisaient autre chose que des enfants. J’aimerais de la diversité sur scène car notre société a changé depuis que ces monuments de l’opéra ont été écrits.
Vous avez collaboré avec de nombreux metteurs en scène après votre passage à l’École supérieure d’art dramatique du Théâtre National de Strasbourg. Était-ce une période nécessaire pour aiguiser vos propres envies ?
Je me suis toujours projetée à l’opéra mais je voulais prendre mon temps pour appréhender cet objet complexe qu’est l’opéra car j’ai toujours été impressionnée par ce spectacle total. Ces années de formation et de collaboration artistique m’ont permise d’asseoir une certaine esthétique. Une fois qu’on répète, les idées viennent naturellement et il faut prendre des décisions rapidement. Parfois, on croit que certaines choses fonctionnent sur scène, et il s’avère que ce n’est pas le cas, et inversement. Rien n’est acquis. En tout cas, je suis maintenant certaine de ce dont je ne veux pas, y compris dans ma manière de travailler. L’expérience m’a permise d’être un peu plus libre. J’ai aussi appris beaucoup de choses en faisant.
Vous mettez en scène vos propres livrets, comme dans Nach dem Kuss et WoMen, sur une musique de Clara Olivares. Cela vous permet bien sûr d’aller jusqu’au bout de vos intentions, mais arrivez-vous à garder une certaine créativité ?
Je ne pense pas être en panne d’inspiration ou de créativité, mais je peux parfois être bloquée par des idées que j’avais à l’écriture et qui se voient irréalisables sur scène, et que je ne peux pas voir sous un autre angle. Deux dramaturges travaillent avec moi et me permettent de garder une distance, de tenir une ligne de fond dramaturgique. Je n’arrive pas encore à envisager qu’une autre personne que moi monte un de mes livrets car l’occasion ne s‘est pas encore présentée. Quand j’écris, je vois les décors, les déplacements, les matériaux, les costumes, la musique, la lumière. C’est une idée qu’on irait porter le plus loin possible. C’est une autre démarche de mettre en scène un livret existant comme La Traviata. On a tout de suite une autre inspiration, on sort vraiment de soi. Dans l’exercice du livret et de la mise en scène simultanés, j’aime vraiment rester dans un univers… pour le meilleur ou pour le pire !
Eurydice, dans Orphée aux Enfers d’Offenbach, que vous allez mettre en scène à l’Opéra Nice Côte d’Azur en décembre *, fait-elle partie de ces personnages déterminés que vous affectionnez ?
Ce projet m’a été proposé il y a peu, je viens de recevoir le livret et la partition. Offenbach se moque déjà beaucoup du couple et du mythe d’Orphée, je ne pense pas en remettre une couche. J’aime le fait qu’Eurydice ait un amant, qu’Orphée ait une maîtresse, et qu’ils veuillent tous les deux se débarrasser de ce mariage. Quand on voit l’attirance sexuelle complètement spontanée d’Eurydice envers Jupiter – qui se transforme en mouche –, on pourrait considérer qu’elle fantasme quelque chose d’autre que la mouche. Cette œuvre parle du statut de la femme et de l’homme, de la manipulation, des déguisements. J’ai hâte de tisser toutes ces choses entre elles.
Propos recueillis par Thibault Vicq le 8 février 2022
La Traviata, de Giuseppe Verdi, à l’Opéra de Limoges jusqu’au 12 février 2022
Orphée aux enfers, de Jacques Offenbach, à l’Opéra Nice Côte d’Azur à partir du 2 décembre 2022
Crédit photo (c) Emmanuelle Jacobson-Roques
11 février 2022 | Imprimer
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