Le chef italien Giampaolo Bisanti se définit lui-même, à juste titre, comme un « homme occupé ». Son calendrier se remplira également à vue d’œil avec le poste de Directeur musical à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège à partir de la saison prochaine, au cours de laquelle il prendra part à deux productions scéniques – La sonnambula de Bellini, et le rare Alzira de Verdi – et à deux récitals prestigieux, d’une part avec Plácido Domingo accompagné pour l’occasion de Davinia Rodríguez, et d'autre part Ermonela Jaho. Dès le concert d’ouverture au mois d’août, il va poursuivre le lien unique qu’il a pu expérimenter dans la maison sur Rigoletto en 2017 et Anna Bolena en 2019. Nous nous sommes entretenu avec le maestro après la présentation presse de la saison liégeoise 22-23. Il nous a rappelé tout son attachement au répertoire italien et nous a présenté ses méthodes de travail.
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Opéra Online : Quelle identité musicale portez-vous pour l’Orchestre de l’Opéra Royal Wallonie-Liège ?
Giampaolo Bisanti : J’ai ressenti le coup de foudre avec cet orchestre talentueux. Le niveau est très élevé et la musicalité prévaut au sein des pupitres. Il me suffit de donner quelques conseils sur l’énergie des œuvres pour que les musiciens y répondent tout de suite magnifiquement. J’ai accepté sans hésiter le poste de Directeur musical de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège.
Avec le Directeur général Stefano Pace et le personnel, nous voulons propulser cette maison vers les étoiles. Des concours ont lieu actuellement pour remplir les places vacantes au sein de l’orchestre. Nous souhaitons commencer sur une excellente base pour affiner encore davantage le niveau de l’orchestre.
J’organiserai des sessions de travail avec des partitions très diverses pour étendre notre répertoire et en même temps créer un nouveau son et une nouvelle énergie. Cette nouvelle ère est enthousiasmante, étant donné l’accueil chaleureux que j’ai reçu de la part de l’orchestre et la bonne entente qui existe entre nous. Je suis féru de répertoire italien, un répertoire que je connais bien car il représente 80% de ce que j’ai dirigé jusqu’à présent. Je suis désireux de partager avec l’orchestre tous les codes implicites de la musique, tout ce qui en construit le style, afin qu’ils comprennent complètement ce langage qui nous est propre en Italie. Je vais aussi donner beaucoup de moi-même, partager mes connaissances et ma sensibilité avec les chanteurs car l’opéra, ce n’est pas seulement un orchestre en fosse. Mon objectif est de développer différents styles en fonction des compositeurs. Avec un opéra qu’on a déjà dirigé plusieurs fois, on trouve toute sa vie dans la partition des éléments ou des détails auxquels on n‘a jamais prêté attention, c’est pour cela qu’être chef d’orchestre est un cadeau.
Le répertoire « italien » couvre environ 120 ans entre les œuvres du début du XIXe siècle et Turandot. Que nous disent ces 120 ans de musique sur l’histoire de l’opéra en général ?
Temps forts : Une saison 2022-2023 de « différents regards » à l'Opéra Royal de Wallonie-Liège
L’Italie est reconnue dans le monde entier pour ses compositeurs et musiciens d’opéra. L’étendue de l’opéra italien est très large, de Norma à Andrea Chénier, mais il né avec le bel canto. Chaque compositeur a su développer ses idées et son propre style à partir de ce que Vincenzo Bellini avait initié, c’est passionnant. Le bel canto respire l’intimité ; ce « beau chant » fait référence à l’Italie, à notre société, à notre art de vivre. À cette époque, l’opéra a déplacé le curseur sur les particularités de la voix, et sur la déférence avec laquelle elle pouvait être traitée. En-dessous, l’orchestre est un matelas, un tapis, qui rend Bellini bien plus difficile à diriger que Puccini ou Mascagni au niveau de l’interprétation psychologique. Si un opéra bel canto n’est pas soutenu à sa base orchestrale, il peut s’effondrer et devenir ennuyeux pour le spectateur. La musique de Bellini est l’embryon à l’origine du développement des forces lyriques dans les décennies suivantes. Après Bellini, il y a eu une sorte de continuité, les compositeurs se sont succédé l’un après l’autre. Bellini a inspiré Donizetti, qui a développé un style à partir d’une écriture orchestrale plus incisive – plus de cuivres et d’effets aux percussions –, elle-même encore davantage développée chez Verdi. Il serait intéressant de proposer une renaissance de l’interprétation de l’opéra italien. Parfois, on peut juger l’accompagnement facile ou banal chez Verdi, mais il faut réfléchir à son cadre, savoir ce qu’il contient et comment il s’intègre au récit. Chez Bellini et Donizetti, la voix opère une connexion organique entre technique et émotion. L’aria décrit une situation, que la cabaletta continue à développer plus en profondeur. Dès la fin du XIXe siècle, la philosophie et la littérature ont connu de profonds changements avec le décadentisme en Allemagne. Le vérisme s’inspire des changements du monde musical, y compris la Seconde école de Vienne. On s’aperçoit par exemple que Puccini tente de faire perdurer un style dans sa musique tout en sachant lui-même qu’il ne peut plus l’utiliser comme tel. Suor Angelica et Manon Lescaut sont caractérisés par la tonalité, mais la forme s’inspire d’une nouvelle ère de composition.
Vous avez dirigé à la Staatsoper Hamburg, à la Semperoper Dresden, à la Bayerische Staatsoper et à la Deutsche Oper Berlin. En quoi est-ce différent de jouer le répertoire italien avec un orchestre allemand ?
Dans ces maisons de répertoire, à moins de diriger une nouvelle production, il n’y a pas de répétitions quand il s’agit de reprises. Quand on a la possibilité de répéter, le style est très différent des orchestres italiens. Les orchestres allemands sont toujours très bien préparés, connaissent beaucoup de répertoires, et sont toujours prêts à en savoir plus sur les œuvres. Pour Lucia di Lammermoor à Dresde, aucun des musiciens n’était familier de ce répertoire, mais tous avaient cette envie de découvrir comment s’y prendre. Je leur disais d’oublier le forte qu’ils avaient en tête. Dans la musique de Wagner, c’est un certain forte. Chez Rossini, c’en est un autre. Toutes les dynamiques sont des couleurs, pas seulement des intensités ou des volumes. Il faut toujours avoir une oreille sur les voix et les volumes, et travailler à un son fluide en fosse, en particulier sur les œuvres « rêches » ou « lourdes ». Il faut aussi se rappeler qu’il y a 200 ans, on n’avait pas les moyens d’engager 14 premiers violons et 12 seconds. À la création d’Otello, Verdi n’avait que huit premiers et six seconds, tout était donc pensé en fonction de l’équilibre entre la fosse et la scène. Dès qu’ils reçoivent des informations, les orchestres allemands se reposent sur vos connaissances et se plongent immédiatement dans le style italien. C’est la raison pour laquelle je suis si heureux de travailler aux côtés de ces orchestres à la fois sensibles et réactifs.
Parlez-nous du style d’Alzira, de Verdi, que vous dirigez à Liège la saison prochaine…
L’iconographie et l’histoire n’ont pas beaucoup d’influence sur la musique. Nous savons tous que Verdi a largement développé son propre style, depuis le Donizetti tardif jusqu’aux formes ouvertes comme Nabucco, et encore plus tard Simon Boccanegra. Alzira étant l’un des premiers opéras de Verdi, on y goûte encore les couleurs du passé car il n’avait alors pas encore atteint la plénitude de son style. On y retrouve le style jeune et frais des premiers Verdi, avec une superbe orchestration, de beaux airs de soprane et un fantastique finale de premier acte. Il faut défendre ce répertoire aujourd’hui, sinon nous continuerions à n’entendre que Rigoletto ou Le Trouvère.
Vos projets pour l’Opéra Royal de Wallonie-Liège incluent l’accès accru au jeune public. Comment allez-vous vous y prendre ?
Le rôle d’un directeur musical n’est pas juste de diriger trois productions dans une saison pour ensuite rentrer chez lui. C’est quelqu’un qui, avec le Directeur général et le personnel du Théâtre, travaille à l’image, au prestige et au niveau d’une maison d’opéra.
Je veux non seulement apposer ma patte, mon identité et ma sensibilité à cette maison, mais aussi avoir été de ceux qui auront fait venir un nouveau public. Le public actuel est l’un des plus généreux et attentionnés qu’il m’ait été donné d’avoir dans ma vie. Il nous transmet son enthousiasme à chaque représentation, dans une grande proximité. Mais le temps passe...
À Liège, je veux m’investir auprès des gens, récolter les idées et suggestions des jeunes car ce sont eux qui feront perdurer la vie lyrique. J’apparaîtrai partout où on me le demandera pour parler aux gens et leur donner envie, en leur faisant comprendre que l’opéra est un art très actuel. Les thèmes sont ceux de notre société contemporaine : la guerre, la jalousie, l’argent, et même le vin ! Avec suffisamment d’ « entraînement », on ne sera plus en mesure de penser que l’opéra est ennuyeux ou trop long. Peut-être que parmi une audience de 100 jeunes, j’aurai réussi à éveiller la curiosité de 60 ou 70 d’entre eux. Beaucoup de choses, en particulier les réseaux sociaux, sont aujourd’hui susceptibles d’éloigner l’attention des jeunes, et encore plus de l’opéra. L’opéra risque d’être oublié, et nous nous devons de travailler avec le jeune public, en plus de diriger un orchestre ou de rendre une maison plus prestigieuse. Les enfants grandissent, il ne faut plus attendre pour les prendre par la main et leur montrer le chemin de l’opéra. C’est extrêmement important, et je le ferai pendant le temps long où je resterai dans cette maison. Un opéra doit être une famille et une équipe soudée. Avec la synergie et la force commune, tout fonctionne à merveille.
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Thibault Vicq le 31 mai 2022
15 juin 2022 | Imprimer
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