Pour l’exhumation publique d’un opéra jamais donné en France, le contre-ténor Max-Emanuel Cencic a choisi un lieu à la hauteur de sa réputation. En effet, quels meilleurs parrains que les ors de l’Opéra Royal de Versailles pour accueillir la toute première mise en scène d’un chanteur qui a appelé son dernier disque « Rokoko » ?
En 1733, lors de sa création en Italie, l’œuvre de Hasse connaît un succès que le contenu du livret explique assez aisément : amours contrariées sur fond de lutte de pouvoir, tous les ingrédients de l’opera seria sont là. Cosroe, monarque finissant, à la tête du royaume de Perse, désigne son plus jeune fils, Medarse, comme successeur, au détriment de son aîné Siroe (interprété par Cencic lui-même). Ce dernier, bien qu’amoureux de la princesse Emira, est courtisé par Laodice, la maîtresse de Cosroe qu’il éconduit sans ménagement. Furieuse, la jeune femme décide de faire croire au roi que Siroe a tenté de la séduire. De son côté, la belle Emira, déguisée en homme, tente de venger son père, tué par Cosroe.
Travestissements, complots et trahisons dans l’Orient fantasmé du 7e siècle, il n’en fallait pas plus pour que Max-Emanuel Cencic s’empare de l’œuvre. Mais si la note d’intention de l’apprenti metteur en scène évoque la philosophie, la morale et même les références maçonniques dont est empreint le livret, la mise en scène nous entraîne bien loin de ces hauteurs spirituelles. Et si la scénographie rappelle l’exotisme oriental, les moucharabiehs et les turbans ne suffisent pas à réveiller le faste des 1001 nuits ! Le plateau dénudé est habillé de projections vidéo dessinant tantôt un jardin féérique, tantôt des lignes stylisées, tantôt les souvenirs de Siroe, tantôt… le portrait géant de Cencic projeté en six exemplaires ! Et réside là l’une des interrogations les plus prégnantes de la soirée : la mise en scène est-elle volontairement drôle ou simplement de mauvais goût ? On admire le Cencic interprète… autant qu’on rit du Cencic metteur en scène. La direction d’acteurs sombre bien souvent dans le ridicule. Siroe, le fier héros, se voit affublé des mines boudeuses et des attitudes maniérées de son interprète, devenant le jouet de femmes plus viriles que lui-même.
Prisonniers nus ou esclaves déshabillés avec sensualité avant d’être fouettés, tout est d’une ambigüité douteuse.
Mais c’est au IIe acte que le spectacle bascule définitivement dans le mauvais goût avec les réminiscences des baisers échangés entre le héros et sa belle, projetés sur grand écran, en noir et blanc (et au ralenti s’il vous plait !) : l’opera seria prend alors des allures de farce. Face à cette débauche de kitsch, seuls quelques rares moments d’émotions parviennent à cueillir le spectateur – notamment lorsque Medarse fait la toilette de son père dans une lumière de crépuscule très intime au IIe acte.
Heureusement, si scéniquement la production ressemble à une plaisanterie, c’est des interprètes que vient le salut de ce spectacle. Car le plateau vocal de très haut niveau sert une partition qui ne les épargne pas : les airs sont longs et relèvent souvent de l’épreuve d’endurance. Si le Cosroe du ténor Juan Sancho révèle une voix peut-être un peu jeune pour ce rôle de vieillard et une ligne vocale trop saccadée, le reste de la distribution est un bonheur pour les amateurs de voix. Dans le rôle d’Emira, la mezzo-soprano Roxana Constantinescu dispose d’une fraîcheur et d’une douceur de timbre qui font d’elle la jeune première idéale ; tandis que la soprano Mary-Ellen Nesi (Medarse), malgré une voix un peu lourde dans les vocalises, offre de beaux aigus et une belle projection. Mais du côté des seconds rôles, c’est la jeune soprano américaine de 26 ans Lauren Snouffer qui emporte tous les suffrages en interprétant le fidèle Arasse avec des aigus d’une pureté renversante et des vocalises parfaites. En Laodice la partition de Julia Lezhneva – autre vedette de la production – exploite souvent les graves que la chanteuse a tendance à trop timbrer, rendant parfois le chant disgracieux. Mais lorsqu’elle quitte la poitrine, la voix devient d’une légèreté exceptionnelle et les vocalises vertigineuses qui font la réputation de la jeune femme emportent tout le reste.
Enfin dans le rôle-titre, le chant de Cencic est aussi raffiné que son jeu est grossier. Avec les années, la voix de cet ancien sopraniste a gagné dans le médium et dans les graves sans perdre de son agilité. Le phrasé est sublime et les vocalises toujours aussi déconcertantes de légèreté.
À leurs côtés, Georges Petrou, le chef charismatique de l’ensemble Armonia Atenea cadre bien le plateau, tout en insufflant à la fosse une énergie exceptionnelle. Les tempêtes de cordes sublimes de la partition sont particulièrement bien mises en valeur par sa direction précise et virtuose.
Rendons cependant à Cencic ce qui appartient à Cencic : la redécouverte de cette œuvre oubliée s’avère très heureuse. Mais l’élimination de nombreux moments émouvants, à cause de la lourdeur de la mise en scène, fait qu’on regretterait presque une simple version de concert.
Albina Belabiod
Siroe de J.A. Hasse jusqu’au 30 novembre 2014 à l’Opéra Royal de Versailles.
Plus d'informations
Commentaires