Les opéras de Janáček ont enfin leur place assurée sur la plupart des scènes du monde. Après la production d’Andrea Breth, venue de la Monnaie et présentée successivement à la Deutsche Oper et à la Staatsoper, les Berlinois ont droit cet automne à une nouvelle production de Katia Kabanova rien que pour eux, sous la férule de Jetske Mijnssen. Son spectacle a au moins le mérite de ne pas tomber dans la sinistrose facile et sentencieuse de Breth : le décor unique, sans profondeur, montre plusieurs intérieurs similaires, en forme de boîtes de bois qu’une porte monumentale pourrait ouvrir vers l’extérieur – mais il n’y a rien à l’extérieur, un noir profond troublé par des fumigènes. Tout le spectacle se déroule ainsi, d’une boîte à l’autre par un simple coulissage. La metteuse en scène croit sans doute ainsi faire voir le cœur de l’œuvre, l’enfermement des personnages, de Katia d’une part, mais aussi de toute la société bloquée qui l’entoure. Rien de contestable là-dedans, si ce n’est que ce qu’on attend d’elle n’est certainement pas d’illustrer ce qu’il y a de plus évident dans l’œuvre, ce que le spectateur le plus passif peut comprendre par lui-même, mais d’ouvrir l’œuvre sur tous ses possibles. Penser qu’une bonne direction d’acteurs, qu’on peut lui reconnaître, dans un univers aussi prosaïquement restreint à la lettre du livret pourrait suffire à rendre justice à l’œuvre est tout de même bien naïf.
Heureusement, malgré l’adversité, une belle distribution nous permet d’entendre ce que la mise en scène n’essaie même pas de nous faire voir. Le coronavirus est passé par là : Doris Lamprecht ne peut chanter ce soir la marâtre Kabanicha, et son rôle doit être partagé entre Karin Lovelius, arrivée trop tard pour pouvoir apprendre la mise en scène, et une assistante qui joue le rôle sur scène. De même, l’orchestre se trouve privé d’un bon nombre de membres, y compris la clarinette soliste dont la partie se trouve partagée par ses collègues de pupitre. C’est une solution de fortune, et elle rend difficile l’appréciation de l’orchestre dirigé par Giedrė Šlekytė – c’est en tout cas bien préférable à la substitution de l’orchestre live par un enregistrement.
La distribution masculine est solide, efficace, que ce soit le Dikoi de Jens Larsen, pilier incontournable de la troupe berlinoise, ou des trois ténors ; on aurait certes aimé qu’ils se différencient un peu plus, mais ce n’est pas une mauvaise chose que le mari faible (Stephan Rügamer) ne tombe pas dans le ridicule. La distribution féminine, elle, mérite tous les éloges, jusqu’à la servante Glaša (Sylvia Rena Ziegler), et la scène au premier acte entre Katia et Varvara est renversante d’émotion. Annette Dasch est parfaitement à la hauteur de son rôle, sur toute la palette expressive et musicale qu’il demande. Jeune soliste du studio lyrique de la Komische Oper, Susan Zarrabi fait forte impression en Varvara, rôle certes toujours payant, mais ici gagnant une force émotionnelle remarquable. Karin Lovelius, arrivée à Berlin à la mi-journée, n’a jamais chanté le rôle sur scène, elle donne donc ses débuts dans ces circonstances ingrates ; elle gagnera certainement en noirceur et en ironie avec l’expérience, mais elle fait bien mieux que sauver la représentation, ne serait-ce que par la qualité du chant, très loin des voix ravagées qui se réfugient souvent dans ce rôle. La soirée proposée par la Komische Oper n’est pas idéale, loin s’en faut, mais réussir à rendre justice à l’extraordinaire musique de Janáček dans ces circonstances n’est pas un mérite négligeable pour toute la troupe.
Dominique Adrian
Berlin, Komische Oper, 22 décembre 2021
Leoš Janáček : Katia Kabanova, opéra en trois actes sur un livret du compositeur d’après L’Orage d’Alexandre Ostrovski.
Mise en scène : Jetske Mijnssen ; décor : Julia Katharina Berndt ; costumes : Dieuweke van Reij.
Jens Larsen (Dikoi) ; Magnus Vigilius (Boris Grigorievitch) ; Karin Lovelius (Kabanicha, jeu scénique par Katharina Fritsch) ; Stephan Rügamer (Tichon Kabanov) ; Annette Dasch (Katia) ; Timothy Oliver (Kudrjaš) ; Susan Zarrabi (Varvara) ; Sylvia Rena Ziegler (Glaša / Fekluša) ; Nikita Voronchenko (Kuligin).
Orchestre de la Komische Oper ; direction : Giedrė Šlekytė.
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