Les mythes antiques sont encore aujourd’hui au cœur de notre mémoire collective ; leur force vient peut-être en partie de ce qu’eux-mêmes font de cette mémoire, collective comme individuelle, un thème essentiel de leur fonctionnement. Chez Gluck même, on se souvient de la manière dont Krysztof Warlikowski, pour sa première mise en scène à l’Opéra de Paris, avait fait vivre une Iphigénie âgée, mais toujours marquée par le drame familial et par l’horreur indicible des crimes vus en Tauride.
Le metteur en scène David Marton, comme Christoph Marthaler, a débuté sa carrière en tant que musicien, et la musique a toujours fait partie intégrante de son travail. Il a ainsi réalisé plusieurs adaptations théâtrales, avec quelques instruments et chanteurs et une grande liberté d’approche de la partition, de grands opéras du répertoire. Cette fois, dans le cadre solennel de l’Opéra de Lyon, il ne pouvait être question d’une telle approche, mais la vision de l’œuvre qu’il présente ne va pas sans quelques interventions sur la substance musicale. Un Orphée parvenu au terme de sa vie tape à la machine un texte qui décrit son déclin – David Marton utilise pour ce faire un très beau texte de Beckett, Le calmant – tandis que lui reviennent les souvenirs toujours vivants de sa grande douleur de jeunesse qu’est la perte d’Eurydice. Au centre de la scène, une grande maison à moitié enfouie dans le sable ; à droite, une table où Orphée écrit ; au fond, le fracas de TGV qui passent : tel est le cadre commun au plan du trauma et à celui du souvenir.
Pendant la longue déploration du premier acte, le chœur rejoue au ralenti la liesse du jour des noces ; c’est au vieil écrivain, chanté par Victor von Halem, de chanter l’air des regrets, « Chiamo il mio ben così ». Triturant une vieille radio qui délivre entre deux crachotements l’introduction de l’air, le baryton septuagénaire n’a certes pas la voix d’un jeune homme, mais il ne faut que quelques secondes pour se rendre compte que le parti de Marton est gagné : admirablement servie par le grain et les failles de la voix, l’émotion gagne très vite, et quand l’illusion devient complète, quand le jeune homme renaît dans le corps du vieil homme, le passage à la voix et au corps du contre-ténor Christopher Ainslie est infiniment plus naturelle qu’on aurait pu le craindre. Les moments de silence, d’arrêt, de contemplation qui viennent par moments déstructurer le discours musical, ne témoignent certes pas d’une respect littéral de la partition, mais ils sont toujours justifiés théâtralement ; l’ensemble n’atteint certes pas la densité obsédante du travail cité de Warlikowski, mais la perspective choisie a suffisamment de pertinence pour justifier ces quelques interventions.
Le choix de faire chanter, à l’unisson, le rôle de l’Amour par six jeunes chanteurs de la maîtrise de l’Opéra de Lyon, s’avère à l’inverse assez désagréable pour les oreilles, mais c’est le seul grand défaut musical de la soirée. Christopher Ainslie manque certes de force de persuasion tragique, et l’orchestre commence avec un son trop pauvre en couleurs, mais la direction d’Enrico Onofri emporte vite l’adhésion par la délicatesse avec laquelle il donne une juste place à la déploration comme au tragique. La distribution est complétée par une très belle Eurydice, Elena Galitskaya, une habituée de la scène lyonnaise que le reste du monde lyrique gagnerait à découvrir.
Dominique Adrian
Gluck, Orfeo ed Euridice, à l’Opéra de Lyon, du 14 au 29 mars 2015.
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