Alors que Paris le donnait en début de saison dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski (lire la chronique), l’Opéra de Lyon donne à son tour Don Carlos dans le cadre de son festival annuel, placé cette saison sous le thème de Verdi. Là aussi, le choix s'est porté sur la version française originelle présentée en 1867, mais contrairement à Paris, Lyon a conservé le ballet, ou du moins une partie. Afin de mettre en scène ce monument lyrique, l’Opéra à fait appel à un metteur en scène familier des lieux, Christophe Honoré, dont les lyonnais ont pu voir le travail pour Pelléas et Mélisande en 2015 et Dialogues des Carmélites en 2013. La production est donc probablement l’une des plus attendues de la saison, et peut-être même la plus attendue.
Don Carlos, Opéra de Lyon ; © Jean-Louis Fernandez
Scène de l’autodafé, Don Carlos ; © Jean-Louis Fernandez
Véritable pièce maîtresse du festival, ce Don Carlos est un événement que Christophe Honoré a su marquer de son empreinte. Loin du recours à la vidéo comme il l’avait fait pour Pelléas, il plonge ici entièrement dans la machine théâtrale, jouant avec ses éléments que sont les rideaux, les cintres ou encore les trappes (dans laquelle descendra Don Carlos, portant l'enfant qui incarne Charles Quint dans ses bras). La thématique des rideaux n’est pas anodine dans cet opéra où le plus grand risque est le dévoilement. C’est d’ailleurs en décrochant un rideau que Philippe II apparaît dans le cloître en surprenant la scène d’adieu d’Elisabeth et Don Carlos. Les rideaux symboliseront également le temps qui passe, dévoileront les cadavres de l’autodafé avant de les faire à nouveau disparaître, ou bien reflèteront le couperet qui menace le roi face à son peuple avant que l’Inquisiteur n’arrive. Tout ceci ne l’empêche pas de conserver un regard de cinéaste en offrant des tableaux de toute beauté, comme l’ouverture durant laquelle le peuple reste une masse indistincte dont la voix nous parvient de loin, sans possibilité de l’attribuer à quiconque. La pénombre sur laquelle s’ouvre le rideau de l’opéra marque d’ailleurs l’ensemble de la soirée : jouant avec l’absence de lumière et l’obscurité, il nous plonge ainsi dans la psychologie de l’œuvre et des personnages. Les décors imposants, tels les immenses tableaux du Christ (complété par celui de la Vierge plus tard), la construction de bois qui sépare à chaque étage les types de personnages lors de l’autodafé (le peuple en bas, la royauté au premier, la religion au second), ou encore l’immense prison entièrement noire de Don Carlos… L’autodafé sera suggéré par une barre de feu descendant à hauteur des quatre condamnés, et l’on sent bien la vision de l’amour qui va au-delà de l’amitié pour Rodrigue envers Carlos, sans pour autant que cela soit montré, mais seulement suggéré pour ceux et celles qui le voient (nous pensons notamment à la scène de l’acte II durant laquelle les femmes le touchent alors qu’il repousse leurs mains et les avances d’Eboli, entre indifférence et dégoût).
Ainsi que nous le disions, le ballet a été en partie conservé dans cette production, contrairement à celle de Paris, mais l’on peut en effet s'interroger sur son intérêt lorsque l’on voit ce qui en a été fait : sur une chorégraphie d’Ashley Wright, quatre danseurs (futurs brûlés suspendus en camisoles) se contorsionnent au centre de la scène, effrayant les chœurs qui avaient entamé une danse aux airs de madison. Si l’on passe sur les convulsions des débuts, on se rend compte que deux couples se forment, se laissant aller à leur amour/désir : d’un côté un homme et une femme, de l’autre deux hommes, symbolisant Elisabeth et Don Carlos d’une part, Don Carlos et Rodrigue d’autre part. Malgré le sens qu'on peut lui donner, difficile de considérer cette scène comme une réussite…
Philippe II (Michele Pertusi), Rodrigue (Stéphane Degout) et Don Carlos
(Sergey Romanovsky) ; © Opéra de Lyon (image extraite d’une vidéo)
Côté plateau, c’est à Sergey Romanovsky que l’interprétation de Don Carlos est confiée. Si dans la version concertante de Zelmira donnée in loco en 2015, notre collègue Emmanuel Andrieu avait qualifié sa voix « d'un volume et d'une amplitude exceptionnels », force est de reconnaitre que le ténor russe, toujours plus à l’aise dans les graves que dans les aigus, semble avoir perdu de son volume, qui nous avait alors nous aussi marqué. Le début de soirée laisse entendre une prononciation approximative qui s’améliore rapidement, mais le jeu compense ces légers bémols. Dommage également que sa voix et celle de Stéphane Degout ne se mêlent pas mieux l'une à l'autre, mais c'est bien là une chose à laquelle l'artiste ne peut rien. A ses côtés, deux autres noms déjà présents pour Zelmira : Patrick Bolleire (un moine) et Michele Pertusi, ici Philippe II, passe de l’inflexibilité tyrannique du monarque à la colère de l’époux qui se croit trahi en passant par la soumission au Grand Inquisiteur. D’un bel aplomb, sa voix ne souffre toutefois pas la comparaison avec la basse profonde de ce dernier sous les traits de Roberto Scandiuzzi, dont on reconnaît la voix dès les premières notes, magnifique de noirceur et dont la projection est toujours aussi impressionnante, couplée à une excellente diction. Quel plaisir de le retrouver sur la scène lyonnaise après son formidable Cardinal Brogni dans La Juive en 2016 !
Sally Matthews parvient à vaincre la partition d’Elisabeth de Valois, donnant à son personnage la fragilité et la fierté qui lui conviennent, ainsi qu’une belle projection de voix de soprano dramatique. Toutefois, difficile de faire abstraction de ses fortes respirations qui amènent à penser que la cantatrice poitrine probablement plus qu’il ne faut, même si cela lui permet de faire entendre de beaux graves. Autre personnage fortement attaché à Don Carlos, le Rodrigue de Stéphane Degout était particulièrement attendu et fait l’unanimité au moment des saluts. Pour cette prise de rôle, le baryton offre l'élégance vocale qui le caractérise et une diction magistrale. Il parvient a apporter toute la dimension du personnage, offrant une palette d’émotions entre héroïsme et amitié amoureuse. Sa mort reste le moment le plus émouvant de la soirée, faisant naître l’un de ses moments magiques de l’opéra.
La Princesse Eboli (Eve-Maud Hubeaux) ; © Jean-Louis Fernandez
Difficile de passer également à côté de la sensuelle princesse Eboli d’Eve-Maud Hubeaux (Thibault dans la production parisienne) qui s’était déjà révélée comme « la plus solide des Brangäne » dans Tristan et Isolde lors du festival de l’an passé. Ici dans un fauteuil roulant, elle offre une prestation de très haut niveau et marque les esprits dès la chanson des voiles. Quant à son air « Ô don fatal », il ravage le public qui lui dédie sans doute possible ses applaudissements dès que le rideau se baisse. L’énergie dont la mezzo-soprano fait preuve ici, ainsi que sa projection et sa prononciation, sont tout simplement idéales et lui valent de très chaleureux applaudissements renouvelés lors des saluts. Enfin, citons le page Thibault interprété par Jeanne Mendoche que le timbre infantile sert à merveille.
A la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, Daniele Rustioni offre une nouvelle fois une lecture magistrale de l’œuvre et n’hésite pas à déployer la puissance et les subtilités de l’orchestre, oubliant peut-être ponctuellement (à de rares occasions) de laisser un passage plus aisé aux voix du plateau. L’ensemble de la soirée n’en demeure pas moins une véritable réussite musicale qui fait de lui l’un des vainqueurs à l’applaudimètre. Il serait toutefois malaisé et malhonnête de ne pas situer les excellentissimes Chœurs de l’Opéra de Lyon préparés par Denis Comtet qui offrent ici à nouveau un modèle d’unité et d’homogénéité dans la prononciation, apportant nuances et couleurs supplémentaires qui font véritablement vivre l’œuvre.
Don Carlos à l'Opéra de Lyon jusqu'au 6 avril
Elodie Martinez
(Lyon, le 20 mars 2018)
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