Le lendemain de La Fanciulla del West, l’Opéra national de Lyon donnait La Dame de Pique dans le cadre de son festival « Rebattre les cartes ». La mise en scène signée par Timofeï Kouliabine a le mérite d’actualiser l’œuvre, mais on peut se demander si la lecture est encore fidèle sous couvert de cette actualisation, ou si la limite n’est pas franchie. Que l’on soit d’accord ou non avec la proposition, il faut reconnaître un véritable travail de mise en scène à Timofeï Kouliabine. Les scènes sont réfléchies, la cohérence des pensées est bien là, mais ce qu’il manque, c’est la cohérence avec l’œuvre, même s’il ne s’en éloigne pas diamétralement.
La Dame de Pique, Opéra de Lyon © Jean-Louis Fernandez
L’un des défauts que l’on note dès le début, c’est la présence de deux scènes en une. En effet, une partie du plateau est occupée par une scène de théâtre avec un écran au fond, permettant la projection de vidéos, comme par exemple la succession des portraits de dirigeants russes s’arrêtant à Staline – on note l’absence de l’actuel. L’autre partie dévoile des « coulisses », petit salon privé dans lequel nous retrouvons les protagonistes du début de soirée. Or, tandis que des spectacles se succèdent à droite (jeune soldat russe vainquant trois hommes habillés en cow-boy, en cuir, et sorte de super héros, ballet de danseuses en tutu et gilet pare-balle avec kalachnikov et ogive, etc.), d’autres scènes muettes se passent à gauche. L’œil se perd à force de ne pouvoir se dédoubler. Un problème qui ne sera heureusement pas présent dans le décor de l’intérieur bourgeois apparaissant à la scène suivante. Cet intérieur possède néanmoins une deuxième salle plus petite où mourra la Comtesse.
Un point qui vient enrayer la lecture globale est le jeu de Lisa : à celui du personnage du livret vient s’ajouter un autre jeu – muet – qui contredit parfois l’histoire ou du moins va à contre-sens. Pour exemple, elle se trouve présente en même temps que Hermann lorsqu’il est censé tuer la Comtesse. Elle le voit donc, constate de manière ostentatoire le décès de la vielle dame, puis s’affole avant de s’éloigner dans un coin du salon… et de chanter qu’elle est surprise de voir Hermann ici et de demander « qui est morte ? » avant de « découvrir » qu’il s’agit de la Comtesse. Est-elle alors réelle ou une projection de l’esprit fou de son amant ? Sa fin est également changée : plutôt que de se jeter dans la Neva, nous la quittons en train de partir d’une gare, et Hermann ne se suicide pas. De même, il ne tue pas réellement la Comtesse qui semble plutôt se suicider à coups de cachets.
Elena Zaremba (la Comtesse) et Elena Guseva (Lisa), La Dame de Pique, Opéra de Lyon © Jean-Louis Fernandez
Un autre regard du metteur en scène sur l’œuvre se révèle plus intéressant : celui de laisser poindre l’homosexualité (ou la bisexualité) du prince, en écho au compositeur lui-même. Par cette lecture, ce n’est pas le fantôme de la Comtesse qui apparaît dans la scène finale à Hermann, mais le Prince travesti en Comtesse. Le tue-t-il parce qu’il le prend pour la femme morte, ou parce qu’il le voit comme un travesti, ce qui dénoncerait l’homophobie actuelle (particulièrement en Russie) ? La question reste ouverte, mais apporter ce prisme de lecture est intéressant, de même que transposer le personnage historique à l’origine de l’œuvre. En effet, si Natalia Petrovna Golitsyna inspire le personnage qui donne son titre à la nouvelle de Pouchkine, c’est Juna Davitashvili qui inspire La Dame de Pique de Kouliabine. Elle se retrouve dans le personnage de la Comtesse, devenue guérisseuse et cartomancienne elle aussi, alimentant l’aura fantastique de la vielle dame. L’omniprésence des téléphones portables pour prendre des photos est aussi un clin d’œil amusant et satyrique à la société moderne, tout comme le costume de livreur à domicile qu’arbore Hermann quand il se rend chez Lisa.
La Dame de Pique, Opéra de Lyon © Jean-Louis Fernandez
Pour donner vie à cette production, le metteur en scène peut s’appuyer sur une très belle distribution, plutôt homogène. D’abord, le Hermann de Dmitry Golovnin, saisissant de réalisme dans sa folie grandissante et la torture qu’il connaît dès son entrée sur scène. La projection apparaît d’abord en fond de palais, tout comme le personnage est replié sur lui-même, puis elle se déploie au file de la soirée. Finalement, son amour est illusoire ou presque. Il n’est que prétexte, et seule la folie prédomine : la folie par amour, la folie par le jeu, la folie du meurtre… Une folie qui rend fou. Face à lui, Elena Guseva irradie en Lisa. Elle qui nous avait déjà pleinement conquis ici-même dans L’Enchanteresse puis dans Tosca renouvelle notre enthousiasme. On se réjouit d’autant plus à l’idée de la retrouver lors du festival de l’an prochain. La voix est toujours aussi maîtrisée et claire, les mediums sont suaves à souhait, la ligne de chant fait entendre une projection qui vient naturellement jusqu’à nous. La palette de nuances et de clair-obscure est admirable, jouant avec autant de facilité dans les aigus que dans les graves. On est complètement sous le charme, et l’on remarque donc d’autant plus à quel point elle expédie les saluts et ne s’avance plus sur scène lorsque toute l’équipe – y compris scénique – vient saluer à nouveau. Dommage, car le public aurait certainement aimé l’applaudir plus longuement après une telle prestation.
Elena Guseva (Lisa) et Dmitry Golovnin (Hermann), La Dame de Pique, Opéra de Lyon © Jean-Louis Fernandez
Konstantin Shushakov compose pour sa part un Prince Yeletski présent avec douceur, rompant ses fiançailles pour les beaux yeux d’un homme qu’il quitte néanmoins lui aussi à la gare. Elena Zaremba, quant à elle, marque les esprits avec sa Comtesse tremblante, à la fois sèche et humaine, aux dimensions multiples. Son air « Je crains de lui parler la nuit » est le moment de grâce de la soirée dont on ne se lasserait pas. Elle module sa voix, l’imprègne d’une tristesse noble et mélancolique. Elle donne à ce mot tout son éclat et toute sa beauté par ce chant qui devient son chant du cygne dont la splendeur n’a pas de mot. Elle opère par ailleurs les changements de langues avec une aisance confondante, passant au français avec une très bonne prononciation, et offre un moment absolument superbe.
La Pauline d’Olga Syniakova mérite elle aussi des éloges, tant dans ses duos que dans ses parties solos. Pétillante dans son rôle d’amie de Lisa, sa profondeur de timbre trouve également une belle expression dans le rôle de Milavzor, l’amant de la bergère (de l’intermède). La longueur et la profondeur de cette voix donne indéniablement envie d’être réentendue.
Le Comte Tomski trouve en Pavel Yankovsky un très bel interprète, empathique et franc, qui trouve lui aussi un beau double dans l’intermède où la voix se laisse entendre au service de la parodie.
Parmi les personnages moins présents, citons la Macha et Prilèpa de Giulia Scopelliti qui sert la discrétion de la première par une voix sage, alors qu’elle se laisse aller à davantage de fantaisie et d’expressivité pour son rôle dans l’intermède. Quant aux autres comprimari, ils offrent eux aussi de belles interprétations, tant Sergeï Radchenko (Tchekalinski), qu’Alexei Botnarciuc (Sourine), Tigran Guiragosyan (Tchaplitski), Paolo Stupenengo (Narumov) ou encore Yannick Berne (Maître de cérémonie).
Enfin, après avoir dirigé La Fanciulla del West la veille, nous retrouvons Daniele Rustioni à la tête de l’Orchestre de l'Opéra de Lyon. Comment ne pas succomber à ces nuances expressives dès l’introduction, à ces palettes de couleurs dressant un paysage musicale dans lequel on se plaît à sombrer et se laisser porter ? La musique de Tchaïkovski s’illumine et prend vie sous la baguette du maestro qui lui insuffle ses battements de cœur. Les chœurs de la maison, préparés là aussi par Benedict Kearns, s’avèrent tout aussi excellents que la veille, troquant pour certains leurs pioches contre un smartphone en 24h seulement. Une fois encore, l’homogénéité de l’excellence s’exprime avec un talent multiple.
Si la mise en scène n’est pas toujours lisible et se heurte parfois au livret, elle conserve toutefois certains attraits, mais ce que l’on retiendra de cette Dame de Pique lyonnaise est avant tout la musique servie avec superbe et une distribution qui ne donne qu’une envie : rejouer cette partie, une fois encore.
La Dame de Pique, à Opéra national de Lyon jusqu'au 3 avril.
Elodie Martinez
(Lyon, le 16 mars)
20 mars 2024 | Imprimer
Commentaires