A Montpellier, une Médée magistralement humaine

Xl_mg1_8936 © Marc Ginot / OONM

Après avoir été donnée à l'Opéra-Comique le mois dernier, la Médée de Cherubini imaginée par Marie-Eve Signeyrole qu’elle nous avait présentée en interview – arrive à l’Opéra de Montpellier dans une distribution identique mais avec un nouvel orchestre et une direction musicale différente. La metteure en scène parvient à nous surprendre une fois encore par son originalité et sa justesse, ce qui n’est pas une mince affaire lorsque l’on s’attaque à un tel monstre lyrique. L’échange que nous avions eu avec elle prend toute sa dimension lorsque l’on voit enfin le travail exécuté, le rendu sur scène et le jeu des intonations proposé. L’exemple le plus flagrant est d’avoir opté pour l’échange entre Médée et ses enfants sur le mode du jeu lorsqu’elle prépare leur mort : le texte est respecté, mais le ton employé change tout.

Médée est ici mise en parallèle d’un double incarcéré sur scène. L’actrice – Caroline Frossard – est la première présente, seule ; un écran au-dessus laisse voir deux balançoires en mouvement, vides. Une image ô combien terrible et lourde de sens lorsque l’on sait ce qui nous attend. Des rires d’enfants résonnent, des bols, des jouets... autant d’objets rappelant les malheureuses victimes défilent et défileront plus tard encore. Des images sans violence et pourtant si fortes, surtout lorsque l’on sait qu’elles sont tirées de la sphère intime des mères présentes sur la production – y compris la metteure en scène qui a pioché dans ses images personnelles. Puis les mots résonnent : « Je vous demande pardon, je n’avais pas le choix. », « Maman, j’ai encore un truc à te dire... » Alors seulement, l’Ouverture se joue, laissant voir une sorte de prologue à ce qui arrive à Colchos avec le couple de Médée et de Jason, leur fuite sur un navire de fortune, puis l’absence de Médée remplacée par Créuse, et toujours Jason qui laisse déjà voir des signes de violences.

Médée, OONM (2025) © Marc Ginot / OONM
Médée, OONM (2025) © Marc Ginot / OONM

Un atelier de costume prend vie ensuite, en plein préparatifs du mariage de la princesse qui pourtant sonne l’alarme : cet hymen n’est pas une bonne idée. Elle en semble prisonnière, son père la forçant même physiquement parfois à aller jusqu’au bout. Les femmes sont ici un butin, une monnaie d’échange : la gloire d’un héros et la Toison d’or contre sa fille, voilà un deal plus qu’acceptable pour Créon, peu importe l’avis de Créuse sur la question. Les déclarations d’amour prononcées par Jason ne lui sont d’ailleurs jamais directement déclamées : il répète par exemple un discours, ou regarde une autre femme... De même que chez Corneille, le voilà qui « accommode (sa) flamme au bien de (ses) affaires ».

Les trouvailles de la mise en scène sont nombreuses et il serait vain de vouloir les énumérer toutes : incorporation talentueuse de la vidéo, d’extraits de courriers ou de témoignages de femmes filicides, de discours des enfants à qui l’on offre là une voix ainsi qu’un regard... Il n'est d'ailleurs parfois nul besoin de mots pour qu'ils expriment la crainte de leur père et l'amour pour leur mère.

Médée, OONM (2025) © Marc Ginot / OONM
Médée, OONM (2025) © Marc Ginot / OONM

Indiquons toutefois l’importance dans cette lecture des violences envers les femmes – plus précisément aux étrangères –, notamment dans le deuxième acte dont le décor – loin des tables festives et des miroirs latéraux précédents – laisse penser à un bidonville où sont parqués les étrangers. Les soldats ne se privent pas d’abuser de leur pouvoir. On voit revenir quatre femmes, une par une, manifestement battues et/ou violées, de même que Néris. Médée retrouve alors son image de soigneuse, ce qu’elle était avant de rencontrer Jason en Colchide.

Au troisième acte, Médée et son double convergent pour aboutir à une scène magistrale, parfaitement orchestrée : les bols du petit-déjeuner sont posés sur la table, chacun par une des deux femmes parallèlement à l’autre. Il en va de même pour tous les éléments de ce repas funeste, agrémenté de ce qui jouera le rôle de somnifère. Les gestes sont identiques ; c’est un miroir dans lequel le mythe rencontre le réel. Les deux femmes prononcent en même temps les mêmes paroles. Comme si tout devait aboutir à ce moment. Une impression de prison du Destin qui trouve d’ailleurs un écho dans les murs carcéraux de l’actrice tandis que la confusion des deux femmes atteint son paroxysme, avec notamment la noyade des enfants projetée sur l’écran du fond en point de vue interne.

Médée, OONM (2025) © Marc Ginot / OONM
Médée, OONM (2025) © Marc Ginot / OONM

Marie-Eve Signeyrole va donc chercher une vérité chez Médée que peu de metteurs en scène prennent la peine de fouiller. Elle opte ici pour une vision humaine du personnage, de la mère, de l’épouse, de la femme, de l’étrangère ostracisée, apatride. Une femme face à un époux violent duquel elle ne veut pas se détacher, assez forte pour lui tenir tête malgré tout. Ici, les mères filicides ne sont pas des Médées : Médée est une mère filicide. Ainsi, l’actrice n’est pas le monstre qu’on s’imagine par le biais de la colchidienne. Elle est une femme brisée par son geste, en témoignent les ultimes paroles projetées : « J’aurais tellement aimé que quelqu’un arrête mon geste. Qu’il en soit autrement ». La fin n’a donc rien à voir avec les Enfers se déchaînant sur scène : ils sont internes, et le font dans le sein de la mère meurtrière qui décide, dans les derniers instants, de mettre fin à ses jours. L’émotion prévaut sur le spectaculaire que l’on attend généralement.

La lecture proposée par la metteuse en scène a le mérite de l’originalité, de l’intelligence, du respect du texte – les enfers dans lesquels Médée annonce sa descente sont finalement plus proches et sa déclaration peut résonner ici comme l’annonce du suicide – réinterprété parfois par un simple changement d’intonation. L’analyse est profonde, poussée, le parti pris est inattendu, cueille le public où il ne s’y attend pas. Pour nous, c’est une véritable réussite, un éclairage personnel sur une figure souvent caricaturée.

Julien Behr (Jason) et Joyce El-Khoury (Médée), Médée, OONM (2025) © Marc Ginot / OONM
Julien Behr (Jason) et Joyce El-Khoury (Médée), Médée, OONM (2025) © Marc Ginot / OONM

La distribution fait appel à Joyce El-Khoury dans le rôle-titre qu’elle incarne de toute sa force de tragédienne. La voix part haut mais s’enfonce aussi dans des profondeurs infernales, servies par un timbre mordoré tout aussi solide que dans les aigues. La projection est excellente, le bref passage en arabe – lorsqu’elle chante une comptine aux enfants – est léger et gracieux, tandis que sa haine se déchaîne face à Jason dans leur duo furieux. Julien Behr trouve en Jason un personnage dans lequel sa voix a toute sa place. La projection est belle, les couleurs reflètent parfaitement le caractère de ce anti-héros détestable en tout point. Les excès de colère, envers femmes et enfants, son penchant pour l’alcool, son insolence envers son épouse officielle, mais aussi son désir pour celle qu’il a aimé à sa façon ainsi que la souffrance ou la détresse face à l’annonce de la mort de ses enfants... tout sonne vrai.

L’altier Edwin Crossley-Mercer est pour sa part un Créon cinq étoiles. La noblesse de ce personnage ici quelque peu vénal – il semblerait que la Toison lui importe plus que sa fille, jusqu’à ce qu’il la perde – brille dans les nimbes d’une voix profonde sans être caverneuse. Dircé, interprétée par Lila Dufy, convainc moins, notamment du fait de sa projection qui ne « décolle » pas assez, comme plombée par la tragédie du personnage – ce qui ne signifie pas non plus qu’elle est inaudible, loin de là ! L’incarnation, pour sa part, laisse voir toutes les subtilités de la future défunte épouse de Jason, victime collatéral d’une tragédie qui n’est pas la sienne.

Julien Behr (Jason) et Joyce El-Khoury (Médée), Médée, OONM (2025) © Marc Ginot / OONM
Julien Behr (Jason) et Joyce El-Khoury (Médée), Médée, OONM (2025) © Marc Ginot / OONM

Sous les traits de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Néris n’est plus la suivante docile, une ombre de Médée, mais bien un personnage détaché, à part entière. Victime du même racisme que Médée, elle livre la fatale information de l’infanticide à genoux, détenue par les corinthiens. Son phrasé est soigné, doux, réconfortant. Quant aux servantes interprétées par Jennifer Michel et Natalia Ruda, la première que l’on entend offre une excellente diction, ce qui n’est malheureusement pas le cas de la seconde.

Enfin, Jean-Marie Zeitouni dirige les forces de la maison et confère à l’œuvre de Cherubini ses nombreuses couleurs vives, tempétueuses, internes, fatales, grandioses... Les pupitres se répondent, s’équilibrent. La vie respire, les sentiments se heurtent, la fosse n’empiète jamais sur la scène. Le langage musical s’accorde à celui déclamé pour offrir une matière malléable et surtout vivante. Quant au chœur préparé par Noëlle Gény, il s’avère aussi remarquable dans son ensemble que dans les individualités qui en ressortent.

Donnée le 8 mars, Journée internationale des femmes, la Première montpelliéraine de cette production ne pouvait pas trouver date plus appropriée. Dans cette vision, tout s’imbrique comme les fils d’un destin déjà tracé : la fin tragique est inévitable. Toutefois, le chemin que nous propose Marie-Eve Signeyrole l’éclaire d’une lumière nouvelle. Le geste demeure inexcusable ; pourtant, il n’est pas ici question de juger Médée : on l’écoute, admirablement incarnée par Joyce El-Khoury. Peut-être même la plaint-on, la comprend-on : débarrassée de sa divinité, la voilà finalement si humaine. Terriblement humaine.

Elodie Martinez
(A Montpellier, le 8 mars 2025)

Médée de Cherubini en version française, à l'Opéra Orchestre National Montpellier jusqu'au 13 mars 2025.

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