Dimanche, suite à l’annonce de la saison inaugurale de la Cité Bleue, Leonardo García Alarcón dirigeait Acis et Galatée de Haendel, dans un arrangement de Mozart. L’œuvre était donnée en version de concert, et marquait l’ultime rendez-vous hors les murs de la Cité Bleue, avant que celle-ci ne retrouve ses murs fraîchement remis à neuf, ainsi qu’une acoustique que l’on dépeint comme exceptionnelle. Pour l’occasion, le public était donc attendu dans le Bâtiment des Forces Motrices.
Alors que le chef argentin arrive sur scène sous les applaudissements du public, il se tourne vers ce dernier afin d’introduire la soirée. Une introduction qu’il sait rendre passionnante, relatant l’histoire de l’œuvre, son succès, ou encore les nombreux remaniements qui en découlent. Tout débute par une cantate italienne en 1708, puis un little opera en 1718, et une pièce de concert en 1732 avant d’en arriver à un opéra en deux actes en 1739. Le succès est tel que plusieurs orchestrations en sont tirées, dont celle de Mozart, datant de 1788 (sur une commande de Gottfried van Swieten qui signa la version allemande du livret). C’est cette version, mais dans le livret originel anglais, que Leonardo García Alarcón propose, non sans raison. En effet, il explique que le Grand Théâtre de Genève lui a demandé de réunir l’ensemble Cappella Mediterranea et l’Orchestre de Chambre de Genève pour l’Idoménée donné dans ses murs en février prochain. Une telle unification des forces musicales, le chef n’aurait « jamais pu l’imaginer, en rêve ou en cauchemar ». C’est pourquoi il a décidé de commencer avec un autre projet qui permettrait de déterminer si cette union pouvait être vouée à la réussite ou à l’échec. Ce projet, c’est cet Acis et Galatée façon Mozart, avec clarinettes et cors, que Leonardo García Alarcón qualifie de « sérénade en continu », qui n’est finalement ni un opéra, ni un oratorio, mais d’où le génie des deux compositeurs émergent pour notre plus grand plaisir.
Afin de rendre vocalement hommage à la partition, le plateau réuni pour l’occasion a de quoi ravir l’oreille, à commencer par Julie Roset, Galatée tout juste auréolée de sa victoire au concours Operalia. Une victoire que ne manque pas de rappeler Leonardo García Alarcón au moment des saluts, souhaitant la féliciter chaleureusement. Il faut dire que les deux artistes se côtoient depuis quelques années maintenant, et que le chef est présent depuis les tout débuts pour la soprano – ainsi qu’elle nous le racontait dans une interview en 2021. Nous ne cachons pas notre enthousiasme concernant la jeune cantatrice depuis la première fois que nous l’avons entendue, et cet après-midi ne fait pas exception. Elle s’avère être une solide et rayonnante Galatée, au timbre mutin, léger, aérien aux côtés des flûtes, cristallin et fluide quand elle transforme son amant en fleuve, ou encore affirmé face au cyclope Polyphème. Elle papillonne avec grâce, mais sait aussi profondément s’ancrer et s’affirmer. A aucun moment, la moindre fragilité ne vient écorcher, même subrepticement, le roc tout en légèreté qu’offre la soprano.
Julie Roset et Leonardo García Alarcón © François de Maleissye-Cappella Mediterranea
Face à elle, Mark Milhofer incarne un Acis particulièrement mâture, dont la voix lumineuse et conquérante résonne sans mal dans la salle. Il offre au berger une force vocale sans pour autant perdre de la fougue des amours de jeunesse, et cette solidité lui donne l’autorité pour se positionner face au cyclope. Ce dernier est interprété par le Suédois Staffan Liljas, qui traduit la hargne et le mordant de Polyphème, mais sans délaisser pour autant l’amant éconduit qu’il demeure. Ainsi offre-t-il un bel air « O ruddier than the Cherry », précédé d’un touchant « ...and my Love ».
Le trio de protagonistes se retrouve au moment de la mort d’Acis, et leurs mondes se heurtent dans « The Flocks shall leave the Mountains » des amants dans lequel se mêle « Torture, Fury, Rage ; Despair » du cyclope. Un moment intense, tant en beauté qu’en tension.
Acis & Galatea, La Cité Bleue © François de Maleissye-Cappella Mediterranea
La distribution nous laisse toutefois entendre pas moins de trois ténors au total. Valerio Contaldo incarne ainsi Damon de son timbre solaire et léger, qui brille tout particulièrement lors de son air « Consider, fond Shepherd ». A la fois vive et charpentée, la ligne de chant n’en est pas pour autant démunie de flexibilité pour laisser entendre les ornementations de la partition. Quant à Fabio Trümpy, il prête à Coridon une voix pleine de noblesse, et son air « Would you gain the tender Creature » apparaît comme une douce parenthèse. Le chant suave et plein de charme s’ajoute alors à ceux de ses confrères, la distribution bien pensée laissant donc entendre trois voix de ténors ayant chacune son caractère, ses couleurs, ses particularités.
Maud Bessard-Morandas, Leandro Marziotte et Raphaël Hardmeyer complètent le plateau. Joints à Valerio Contaldo et Fabio Trümpy, ils forment le chœur, apparaissant dans la salle pour ouvrir la soirée, s’harmonisant avec les musiciens. La soprano perce naturellement la bulle masculine mais jamais en excès.
A-t-on encore besoin de souligner à quel point la direction de Leonardo García Alarcón est une réussite de bout en bout ? L’intelligence et l’émotion avec lesquelles il ne cesse de révéler chaque note de la partition se traduisent en un rendu qui ne souffre d’aucun défaut, qui porte et se laisse porter. Il parvient à faire ressortir le meilleur des deux compositeurs : Haendel, bâtisseur premier de l’œuvre, mais aussi la pâte de Mozart indubitablement passé par là. Aucune dichotomie, seulement un mariage magique de deux plumes de génie sous la baguette d’un troisième.
Mark Milhofer et Julie Roset © François de Maleissye-Cappella Mediterranea
De même que l’œuvre réunit deux compositeurs, la soirée unit deux forces musicales : l’ensemble Cappella Mediterranea et l’Orchestre de Chambre de Genève, qui passent avec brio cette épreuve. Malgré les différences liées à la nature des deux ensembles, ceux-ci se nourrissent mutuellement, se hissent l’un l’autre, et ne forment finalement qu’un dans la musique. La répartition des musiciens sur scène permet également une belle coloration et de nouvelles dimensions dans l’écoute, sans briser un instant l’harmonie qui les unit.
A n’en pas douter, ce début d’union entre les deux orchestres annonce le meilleur pour l’Idoménée genevois, dans cette sorte de métamorphose qui transforme deux ensembles en un seul et même orchestre. De plus, cet ultime concert de la saison hors les murs, mené et chanté de main de maître, annonce une renaissance flamboyante de la Cité Bleue. Un avenir radieux semble prendre forme pour la salle, dont la plus grande richesse réside probablement dans le talent, le génie et l’humanité de son directeur.
Elodie Martinez
(Genève, le 12 novembre 2023)
Acis & Galatea, La Cité Bleue (au Bâtiment des Forces Motrices), le 12 novembre.
15 novembre 2023 | Imprimer
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