Lors de la présentation de saison de la Cité Bleue, le jeu du hasard avait placé le spectacle Amour à mort comme le premier à être présenté. Ce théâtre musical, oeuvre hybride entre madrigal, opéra et intermède, trouve ses racines dans La Jérusalem délivrée de Torquato Tasso pour livrer les amours malheureux de Clorinde et Tancrède.
Le spectacle est une création qui sera reprise en janvier à l’Opéra national de Lorraine – dont le directeur était justement présent à Genève ce weekend pour la Première du spectacle. Si l’œuvre de Tasso est à l’origine de cette création, elle laisse entendre de nombreux compositeurs qui ont eux aussi trouvé l’inspiration dans La Jérusalem délivrée : Monteverdi, Dufay, Sigismondo d’India, Francesco Neri, Bach, Marenzio, Massaino, Antonio il Verso, Giovanni Boschetto Boschetti ou encore Antonio Cifra.
La soirée était précédée d’une conférence de Jean-François Lattarico sur La Jérusalem délivrée ainsi que d’une rencontre et présentation de l’œuvre par Jean-Yves Ruf et Leonardo García Alarcón. L’occasion pour les deux hommes de rappeler leurs anciennes collaborations : Elena de Cavalli en 2013, et La Finta Pazza en 2019. Amour à mort n’est donc pas leur coup d’essai, loin de là, et la connivence entre le chef et le metteur en scène est particulièrement palpable. Ils expliquent ainsi qu’une centaine de musiques s’inspirent de La Jérusalem délivrée de Tasso, et qu’il a fallu dégager un chemin dramaturgique afin de livrer « l’assemblage » présent dans ce spectacle, composé de nombreux madrigaux – d’où la distribution vocale à cinq chateurs qui est celle pour ce type de musique. Les textes entendus ce soir sont ceux de Tasso, à l’exception de l’intermède signé par le metteur en scène. Enfin, les deux hommes ont expliqué que l’essentiel était ici de créer l’émotion par la parole et la musique, sans avoir recours à de fallacieux artifices malgré l’époque actuelle qui cherche l’attraction du public à grand coup de paillettes, et de rythme effréné. Ainsi que conclut Leonardo García Alarcón : « Merci d’être là. Je ne sais pas où on va, mais on y va tous ensemble ! »
Amour à mort, à la Cité Bleue © François de Maleissye - Cappella Mediterranea
C’est avec plaisir que nous retrouvions cette salle cosy, à l’acoustique exceptionnelle. Lors de l’entrée du public, les artistes sont déjà sur scène, en prenant pleinement possession, échangeant, déambulant... Chanteurs, acteurs et musiciens ne forment qu’une seule et même foule, aux costumes modernes mais non sans emprunts à un style guerrier antique. Sans que rien ne le laisse présager, un cri fend la salle, marquant le début de la représentation. Les comédiens prennent la parole, déclamant le texte, accompagnés, soutenus par les interventions musicales des artistes de Cappella Mediterranea. Thierry Gibault nous entraîne dans les mots qu’il déploie avec art en Godefroy narrateur. Margaux Le Mignan incarne Herminie avec noblesse, tandis que Hugues Duchêne endosse le rôle de Tancrède, dont le jeu, globalement convaincant, interroge parfois, comme par sa gestuelle des mains ou des clignements d’yeux parfois très soutenus. Pour sa part, Isabel González Sola – que certains ont peut-être vu dans le film Fête de Famille de Cédric Kahn – incarne une superbe Clorinde dont l’accent offre à la guerrière le charme exotique qui lui sied. Armé de son jeu talentueux, elle nous emporte elle aussi dans l’histoire de cette femme hors-norme et s’impose sans violence.
Dirigeant avec discrétion depuis la scène où il se mêle aux artistes, Leonardo García Alarcón n’hésite pas non plus à joindre sa voix à celles des autres, entrant dans ce chœur et ce cœur battant au rythme des batailles et de l’amour contés. Les musiciens demeurent en parfaite osmose avec la partition, qui ne leur laisse parfois que très peu de temps ou de notes pour montrer l’étendue de leur art qu’ils honorent malgré cela haut la main.
Offrant une impressionnante palette d’émotions, de nuances, de couleurs et de variations dans leur clameur, les chanteurs confirment un talent dont on a déjà rendu compte à maintes reprises dans nos colonnes. Mariana Flores, d’abord, qui donne sa voix à l’ensemble mais aussi à Clorinde qu’elle manie parfois comme une marionnette, de même que le fait Andreas Wolf avec Tancrède. Ce dédoublement s’opère lors des deux scènes « clefs » : la déclaration de Tancrède à Clorinde lors de leur premier face-à-face, puis lors de leur combat qui mènera à la mort de la guerrière par le fer de l’homme qui l’aime. La soprano laisse entendre les accents musicaux de la musique, avec l’incarnation qu’on lui connaît et qu’on ne cesse de saluer. La basse, pour sa part, offre un chant pareil à la lance redoutable qui atteint son but sans faillir. Les graves de Sofie Garcia se détachent parfois de l’ensemble, ressortant peut-être particulièrement avec l’acoustique de la salle. Valerio Contaldo projette une voix solaire qui éclaire son mode, tandis que le contre-ténor Logan Lopez Gonzalez est un délice pour les oreilles qu’il ne cesse de charmer de sa voix chatoyante.
Amour à mort, à la Cité Bleue © François de Maleissye - Cappella Mediterranea
La mise en scène de Jean-Yves Ruf s’avère pour sa part simple, sans artifice – comme cela avait été annoncé – mais simple et efficace. Dans un décor composé de trois arches en bois ornées d'un tissu sur la partie supérieure, les personnages déambulent, entrent, sortent, ou grimpent. Qu'ils agissent de façon individuelle ou groupée, la cohésion demeure dans l'ensemble de la masse. Un exemple est ce mouvement de foule qui fait naître à la fois l'image de l'arrivée de l'armée chrétienne, et la réunion du peuple derrière les remparts pour défendre la ville. Les bancs et les instruments qui se meuvent sur scène créent un ballet efficace et d'une grande lisibilité. La parenthèse de l'intermède offre une respiration festive dans la dramaturgie, et permet de voir les artistes chanter – bien sûr – mais aussi danser sur scène. On retrouve d'ailleurs le violoniste danseur qui renouvelle l'exercice pour notre plaisir.
Amour à mort, à la Cité Bleue © François de Maleissye - Cappella Mediterranea
Avec cette première création, la Cité Bleue se revendique comme un lieu de rencontre des arts, un espace de création artistique et d’émulation créatrice qui permet la naissance de nouvelles formes, d’essais (aux exigences artistiques élevés), et d’échanges sous bien des formes, tant entre artistes qu’avec le public. Amour à mort se pose comme spectacle vivant, un théâtre musical où le mot et la musique se complètent sans jamais s’affronter, où la poésie est mise en avant et où l’amour du texte enrichit celui porté à la partition. Une belle réussite qui s’inscrit dans la lignée des espoirs de la Cité Bleue.
Elodie Martinez
(Genève, le 11 mai 2024)
Amour à mort à la Cité Bleue de Genève jusqu'au 15 mai
13 mai 2024 | Imprimer
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