Ce vendredi sonnait la première de l'ultime production de la saison de l’Opéra de Lyon. Une production particulièrement attendue, à la fois parce qu'elle réunit Laurent Pelly et Offenbach, laissant présager un moment léger et des plus agréables, et parce qu’en cette anniversaire Offenbach, la maison propose de redécouvrir une œuvre rarement donnée (déjà jouée par exemple à Nancy en 2014) : Barbe-Bleue, opéra bouffe en trois actes créé au Théâtre des Variétés le 5 février 1866 avec José Dupuis et Hortense Schneider, sur un livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy, déjà à l’origine de La Belle Hélène ou de La Vie parisienne.
Barbe-Bleue, Opéra de Lyon ; © Stofleth
Barbe-Bleue, Opéra de Lyon © Stofleth
Les compères s’inspirent du célèbre conte de Charles Perrault, mais l’arrangent à leur façon. Il n’en demeure pas moins un fond tragique et lugubre lié à cette histoire de meurtres en série des épouses du héros… Pour autant, le crime reste « léger » et obéit à l’érotomanie de Barbe-Bleue qui aime toutes les femmes, tout en croyant au mariage. Dès lors, une fois marié, il lui faut se débarrasser de son épouse du moment pour en prendre une nouvelle.
Mais ici, le personnage de Barbe-Bleue fait écho au caractère nymphomane de Boulotte, paysanne « aux formes débordantes », tirée au sort pour devenir la nouvelle compagne de Barbe-Bleue. Il se lasse néanmoins de cette épouse encore plus vite que des précédentes et souhaite épouser Fleurette, fille du roi qui vient tout juste d’être retrouvée au milieu des paysans. Las, la princesse est déjà amoureuse d’un homme qu’elle croit paysan et qui se révélera être le prince à qui elle est justement destinée ! Bref, le temps presse car le mariage aura bientôt lieu et Barbe-Bleue doit redevenir veuf au plus vite. Il somme donc son alchimiste, Popolani, d’empoisonner une nouvelle fois son épouse. Nous découvrons alors que Popolani ne fait qu’endormir les victimes avant de les cacher, qu'il souhaite mettre un terme aux pratiques macabres de son maître et dénoncer ses agissements. Les six (ex) épouses entreprennent de se venger et courent au palais où elles retrouvent des hommes victimes de la jalousie du Roi qui, de leur côté, ont été également faussement assassinés par le Comte Oscar. Déguisées en bohémiens, toutes les victimes révèlent les agissements de Barbe-bleue au cours d’un spectacle, alors qu'il avait remporté le droit d’épouser la princesse. Le livret prend donc des libertés avec le conte originel pour y insuffler toute la folie des librettistes et du compositeur – jusqu'au dernier acte explosant dans ce happy end loufoque. L’ajout du Roi Bobèche, de son épouse, de leur fille et de leur histoire se mêlant à celle de Barbe-Bleue permet également d’apporte une sérieuse touche de comique au thriller original.
De son côté, Laurent Pelly semble une nouvelle fois être parfaitement en phase avec Offenbach : il n’ignore pas la dimension grivoise de l’œuvre sans pour autant basculer dans l’excès (le plus souvent, les paroles se suffisent à elles-mêmes), ni la noirceur de l’histoire. L’Ouverture permet la projection, sur le rideau baissé, d'une double page de journal relatant la disparition de la dernière épouse de Barbe-Bleue et le mystère qui l’entoure. Nous sommes ensuite immergés en pleine campagne, évoquant une célèbre émission télévisée de rencontres amoureuses dans l’univers agricole, tout en laissant en fond de scène les articles vus auparavant, à l’exception du dernier dont la photo représentait le décor dans lequel nous sommes à présent. Nous y découvrons également ce qui semble être un arrêt de bus en tôle sur lequel est tagué « BB », écho à « Barbe-Bleue », illustrant derechef le sens du détail du metteur en scène. Toute la soirée démontrera tout autant son sens de la direction d'acteurs, à l'évidence sans pour autant priver les interprètes de leur liberté interprétative. Le décor imposant, dans lequel apparaîtra la voiture du héros, pose un univers lisible. Idem dans un deuxième décor, toujours imposant – quelle joie de quitter le minimalisme « de mode » que beaucoup mettent en avant – qui nous emporte dans l’antre du Roi. Il évoque cette fois ce que pourrait être un salon de l’Elysée, avec côté cour de nouveau des magazines géants, orientés cette fois dans un registre de « presse à scandale ». Ce même décors reviendra plus tard, agrémenté d’une arche florale ouvrant sur un extérieur pour le mariage. Enfin, ultime lieu, mais pas des moindre, le « caveau » de Barbe-Bleue dans lequel (se) reposent ses épouses, alliant chambre froide ou morgue, et laboratoire de l’alchimiste. Loin d’être chargée, la mise en scène laisse toute sa place au livret, sans en obérer la lisibilité. Nul besoin donc de surcharger l’interprétation, au risque de la rendre indigeste. Une fois encore, Laurent Pelly parvient à maintenir un équilibre qui rend hommage tant au comique qu’au sérieux de l’œuvre : les gags sont présents sans jamais être de trop, la vulgarité ne remplaçant aucunement la grivoiserie du texte (assez peu retouché dans son ensemble).
Héloïse Mas (Boulotte) et Yann Beuron (Barbe-Bleue) ; © Stofleth
Il faut dire que la réussite tient aussi au plateau réuni sur scène et à l’investissement de chacun dans son personnage. À commencer par le Barbe-Bleue de Yann Beuron qui paraît prendre un malin plaisir dans ce rôle décalé, entre sérieux et comique, légèreté et tragique, arroseur et arrosé. La voix est d’une ampleur impressionnante, le phrasé des plus agréables, et la ligne de chant claire pose un beau charisme pour ce personnage. Quant au jeu, il va sans dire qu’il est hautement à la hauteur de l’attente : inquiétant juste ce qu’il faut avant de redevenir plus léger et comique, sans jamais sombrer dans le ridicule. Difficile en réalité d’imaginer un meilleur Barbe-Bleue.
Face à lui, Héloïse Mas ne démérite en rien et remporte un franc succès mérité en Boulotte franchement campagnarde et décomplexée, aux accents paysans profonds d’un naturel aussi déconcertant que fort drôle. La voix est puissante, chaude, riche de nuances ainsi que de couleurs, et ne manque pas d’impressionner. Nul doute que la mezzo-soprano est un véritable luxe pour ce rôle, pour le plus grand bonheur du public. Jennifer Courcier est une Fleurette / Princesse à la fois légère et très amusante, formant un beau couple avec le Prince Saphir de Carl Ghazarossian à la mèche rebelle. La voix du ténor est lumineuse et s’oppose ainsi joliment à celle de Barbe-Bleue. Aline Martin offre une Reine Clémentine excessive et drôle, bien que la voix ne soit pas des plus puissantes, mais ici on a envie de dire « qu’importe ! » face au comique et à la très belle incarnation scénique. Elle forme elle aussi un couple fort bien assorti avec le Roi Bobèche de Christophe Mortagne qui, après avoir été un drolatique Roi Carotte ici-même en 2015 (un rôle qu’il reprendra d’ailleurs cette année), confirme un talent certain pour incarner les tyrans ridicules. La voix est immédiatement reconnaissable, le ton nasillard étant ici un peu accentué et conservé dans le chant, en plus d'une gestuelle remarquable dans ce registre comique. N’oublions pas enfin le duo formé par Popolani (Christophe Gay) et le Comte Oscar (Thibault de Damas), excellents comédiens en plus d’être des chanteurs à la voix claire et à la déclamation restituée avec la prononciation qui sied à chacun des deux personnages.
Derniers plaisirs de la soirée, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, toujours aussi excellent et savamment dirigé ici par le jeune chef Michele Spotti qui n’hésite pas à jouer avec les différents tempi, parfois rapides au point de rendre la compréhension du texte (et la diction pour les chanteurs) un peu difficile, mais n’offrant aucun temps mort ni répit, parallèlement à la mise en scène. Le Chœur de l’Opéra, ici préparé par Karine Locatelli, confirme lui aussi son excellence – et la chance de la maison lyonnaise de le compter dans ses rangs. Les cinq ex-femmes de Barbe-Bleue sont d’ailleurs interprétées par cinq solistes issus de ce chœur : Sharona Applebaum, Marie-Eve Gouin, Pascale Obrecht, Sabine Hwang-chorier et Alexandra Guerinot, dont la voix de mezzo (déjà entendue lors des Dialogues des Carmélites en 2013) se détache et confirme, avec ses consœurs, qu’un(e) choriste vaut parfois bien un(e) soliste. Il en est de même pour l’Alvarez de Dominique Beneforti.
Un spectacle enjoué qui clôt avec bonheur la saison lyonnaise et qui sera diffusé en plein air gratuitement, ainsi que nous l’évoquions il y a peu. À noter également la reprise de cette production à l’Opéra de Marseille, qui est ici coproducteur, en décembre et janvier prochains avec une distribution en grande partie renouvelée.
Elodie Martinez
(Lyon, le 14 juin)
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