Chronique de disque : Lucrezia, avec Sandrine Piau, Amel Brahim-Djelloul, Karine Deshayes et Lucile Richardot

Xl_lucrezia_aparte © Aparté

Parmi les figures antiques que l’on peut qualifier d’exemplum, celle de Lucrèce demeure particulière, le regard du passé n’étant plus le même aujourd’hui sur son déshonneur : victime de viol, elle finit par s’ôter la vie afin de ne pas porter le poids de cette infamie. Si aujourd’hui encore, certains pensent que la culpabilité de cet acte odieux doit être imputée au moins en partie à la victime, les mentalités ont heureusement tout de même évolué depuis Lucrèce et son sacrifice comme exemplum n’en est plus un. Un personnage si tragique a bien sûr inspiré nombre d’artistes dans différents domaines artistiques, il demeure relativement rare à l'opéra, et Jérôme Correas a décidé de le prendre pour thème de son dernier disque, Lucrezia, sorti chez Aparté. Afin de rendre hommahe à cette figure atemporelle, il s'est entouré des Paladins, mais aussi et surtout de quatre interprètes d'exception.

Pour ce projet, il a opté pour l’instant paroxystique du mythe avec quatre cantates évoquant « de façon directe le viol, la destruction d’une personne et le déshonneur d’une famille, par la voix d’une femme, Lucrèce, brisant la loi du silence ». Quatre œuvres de quatre compositeurs : Alessandro Scarlatti, Benedetto Mecrello, Georg Friedrich Haendel et Michel Pignolet de Montéclair qui furent « les seuls à écrire sur le thème de Lucrèce à l’époque baroque ». Quatre portraits qui permettent « à l’interprète d’apporter beaucoup de lui-même en cherchant bien au-delà de ce qui est fixé sur la partition », mais aussi la « rencontre de langages musicaux différents, à partir de points de croisement », avec des esthétiques diverses. Et donc, quatre interprètes : Sandrine Piau, Amel Brahim-Djelloul, Karine Deshayes et Lucile Richardot.

La première se voit confier la Morte di Lucretia de Montéclair, composée en 1728 à Paris et traduisant le goût ultramontain de la France d’alors. La partition permet à la tragédienne de laisser libre court à son expressivité pour servir la noblesse de Lucrèce qui, après avoir tonné contre Tarquin, offre un couplet proche de lamentations lorsqu’elle lui demande de lui rendre son honneur. La blessure apparaît d’une profondeur insoutenable face à ces élans de la voix. Puis survient le récitatif, dans lequel réside la prise de décision : « Rentre en toi-même, et souviens-toi qu’on t’a rendue infâme, et que tu dois montrer à Rome et au monde que quiconque n’a plus son honneur doit mourir ».

Amel Brahim-Djelloul laisse pour sa part entendre la Lucretia Romana de Scarlatti. Ici, le premier mouvement « Lasciato havea l’Adultero superbo » dépeint l’instant juste après le viol, comme un tableau de la couche salie mais aussi de la tempête interne qui s’abat sur elle. La soprano souffle les premières phrases, comme horrifiée par les mots qu’elle prononce, et transmet dès la première note toute la complexité et la richesse des émotions avant de cracher « Barbaro » avec vindicte. Puis survient la violence et le déchaînement de vengeance dans sa malédiction « Ma crudel dove n’andrai ». Les trilles sont habiles dans l’air, la voix se module et se modère avec brio, mais on retient surtout le déchirement qui naît de son « Ma che farai moi cor ? » encadrant le non moins douloureux « Per dar fine al tuo tormento » avant de revenir juste avant l’ultime tirade, alors dans un souffle s’apparentant à un cri silencieux. Et que dire de son dernier murmure avant sa mort, sur le même ton, laissant entendre la fragilité de cet ultime souffle qui s’échappe de sa poitrine, de cette âme qui s’envole dans l’apothéose d’un « addio » tout juste audible mais pénétrant ?

Il fallait au moins une Karine Deshayes armée de Haendel pour suivre une telle réussite sans en prendre ombrage – aidée il est vrai d’un interlude musicale avec le Concerto a cinque de Benedetto Giacomo Marcello. Après l’entrée en matière du récitatif de la Lucrezia du compositeur, la musique pleure les tourments et l’honneur volé de Lucrèce superbement liée à la ligne de chant qui s’entremêle pour un résultat qui nous enveloppe dans « Già superbo del mio affanno ». La voix s’aventure dans les abysses auxquelles elle s’adresse avec des graves caverneuses. On s’étonne néanmoins de la mise en valeur du bout de phrase « alla salma infedel porga la pena » qui occupe une piste entière à elle seule. Enfin, la cantatrice jette toute son énergie avec fureur dans son appel à la vengeance – dernier mot du texte, celui-ci étant le seul des quatre à ne pas finir par « addio ».

Enfin, la voix fascinante de Lucile Richardot sort de l’ombre, avec des mots qui sont familiers : bien que l’on écoute alors la Lucrezia de Marcello, le texte est ici le même que celui de la Lucretia Romana de Scarlatti, avec quelques coupures qui le raccourcissent et balaient, par exemple, le couplet sur sa « perfide beauté ». Le traitement n’a toutefois rien à voir et les contrastes sont particulièrement exacerbés entre le désespoir profond et la fièvre vengeresse qui la gagne. La palette impressionnante de la mezzo-soprano joue de sa multitude de nuances et de couleurs pour livrer une peinture hypnotisante et charnue. Une conclusion de toute beauté dans un ultime « addio » si fluet qu’il se noie dans l’accompagnement tout en restant à la surface, visible et inaccessible.

Néanmoins, si l’on s’attarde sur la traduction en français, on voit que celles sélectionnées proviennent de différents traducteurs, ce qui engendre également des différences de traductions. Si le sens n’est en rien changé (« épée » devient par exemple « glaive », « je défaille » devient « je manque »...), cela demeure un détail que l’on s’étonne de voir dans un livret de disque qui réunit des œuvres. Autre léger bémol concernant le livret, le fait que l’on aurait peut-être apprécié que soient rappelés les noms des interprètes dès la présentation du détail des pistes et non seulement dans celle des artistes. Outre ces deux points, les textes proposés offrent un bel éclaircissement sur le projet du disque ainsi que sur les œuvres et le personnage de Lucrèce. On prend plaisir à les lire et à en apprendre davantage.

Enfin, n’oublions pas de citer Jérôme Correas à la tête des Paladins mais aussi à l’orgue et au clavecin. L’ensemble accompagne avec harmonie les voix, accompagnant chaque tessiture et personnalité sans perdre de sa propre expressivité. Il est le paysage délicat ou tumultueux sur lequel ces quatre Lucrèce évoluent jusqu’à leur dernier soupir, chacun joint à celui des instruments qui l’accompagne.

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