Depuis samedi et jusqu’à jeudi, la Cité Bleue donne dans ses murs Clara, une biofiction s'inspirant de la vie de Clara Wieck, l’épouse de Robert Schumann injustement tombée dans l’oubli au profit de son mari. Le spectacle a déjà été donné en Argentine où il connut un important succès (avec plus de 100 représentations), et arrive donc à présent en Suisse, où il est donné pour la première fois en français.
Qui est Clara Wieck-Schumann ? Voilà une question à laquelle il n’est pas aisé de répondre, et que ce spectacle tente pourtant d’élucider. Clara apparaît sur scène, devant nous, sous les traits de la comédienne Annie Dutoit-Argerich. Fille du chef renommé Charles Dutoit et de la célèbre pianiste Martha Argerich, qui mieux qu’elle pour défendre au sein d’un théâtre musical le souvenir de la plus grande pianiste de son époque, mais aussi compositrice, épouse dévouée et mère de huit enfants, accessoirement muse de Schumann, Brahms... et à l’origine d’un gâteau populaire viennois ?
La mise en scène de Betty Gambartes s’avère simple, sobre et poétique. Des tissus suspendus délimitent la partie visible de la scène, tout en offrant une zone semi-visible avant les coulisses et la possibilité de jeux d’ombre – comme cette double porte-fenêtre apparaissant grâce à la lumière derrière elle. Au besoin, les voilà écran sur lequel des images sont projetées, animées ou non, nous emmenant dans des salles de spectacles, nous invitant à suivre Clara lors d’une tournée... Le piano est à la fois omniprésent et discret, tandis que le support surélevé casse la platitude naturelle de la scène. Tout prend vie par les lumières de David Seldes qui insuffle sa dimension au décor.
Durant un petit peu moins de deux heures, Clara Wieck-Schumann s’adresse ainsi à nous, public, et nous entraîne dans l’histoire de sa vie, ses pensées, ses réflexions... Ponctuée d’extraits au piano, la promesse est grande, mais est-elle pleinement tenue ? Si l’on vient ce soir, c’est pour découvrir Clara : non pas la personnalité, mais la femme, la vérité humaine. On espère la découvrir à travers sa musique, injustement méconnue, ou encore un échange intime. Ce sont d’ailleurs ces derniers qui sont les plus marquants et les grandes réussites du spectacle : ces moments de fêlures derrière la perfection imposée. Les moments déchirants où la mère se heurte à l’artiste, ou la personne se confronte à notre jugement. Où ses responsabilités professionnelles l’accaparent au point de ne pas être présente auprès de sa fille malade. Où elle ne peut abandonner le souvenir et le travail de son défunt mari pour son rôle de mère. Et surtout, ce moment où elle est véritablement déchirée face à l’impossibilité physique de mener tous ses devoirs de front. Oui, nous pouvons la juger : quelle mère dans la salle n’a pas pensé que la question ne se posait même pas ? Et pourtant, pour Clara, la question se posait car elle n’était pas nous, et nous ne sommes pas elle. Femme dans un monde d’hommes, son travail de composition ne peut être à la hauteur puisqu’elle est une femme malgré son statut de meilleure pianiste au monde, de véritable star bien plus connue que son mari contrairement à aujourd’hui. Le suffrage du temps peut se montrer terriblement injuste.
Epouse dévouée, femme amoureuse et fidèle, voilà aussi des traits qui nous sont présentés. La vie ne l’aura pas épargnée là non plus : son mari tente de mettre fin à ses jours, puis se fait interner, la laissant avec les enfants qui ne reverront jamais leur père. Avant cela, elle était la fille de Friedrich Wieck, ou du moins sa « vitrine », celle de sa méthode pianistique, et son gagne-pain grâce à ses concerts joués depuis l’âge de sept ou huit ans. Un homme qui refusait qu’elle épouse Schumann, au point de les qualifier lui d’ivrogne et elle de fille de mauvaises mœurs. Ils se marieront finalement par décision de justice rendue par le Tribunal de Paris.
Mais avant tout cela et plus encore, c’est de dos que nous la découvrons lorsque le spectacle commence, interrogeant : « Was ? Was ? » Puis, se tournant vers nous : « Vous êtes ici, comme toujours, à parler de moi ». La rencontre est frontale, directe, et... en allemand. Certes, le texte de la soirée est presque entièrement en français, mais il demeure par-ci par-là des mots, des phrases, des passages en allemand, ce qui entrave quelque peu l’expérience pour les non germanophones. Autre point qui nous a paru dommage : le ton souvent trop déclamatoire de la pièce. Si les passages pénétrant l’intimité et les réflexions personnelles interpellent, le reste donne une impression de biographie paradoxalement impersonnelle lorsqu’elle sort de la bouche de l’être concerné. Le jeu d’Annie Dutoit-Argerich s’en trouve parfois un peu répétitif, notamment dans ses mains écartées, ou les avant-bras qu’elle lève et laisse tomber. On aimerait côtoyer davantage encore la Clara intime plus que la « marque » Clara Wieck-Schumann.
L’actrice n’est pas totalement seule sur scène : le baryton Sam McElroy l’accompagne de son vibrato empreint de noblesse, sa belle profondeur ainsi que de sa ligne de chant bien portée où miroite l’eau du fleuve qui demeure présent dans l'histoire de Clara et de Robert. Eduardo Delgado est également au piano, accompagnant la plus grande des pianistes en la personne de Clara Wieck-Schumann. Son interprétation se fait voisin, support, réminescence, appel, ami... Il est la musique, le socle du quotidien de Clara. La majorité des oeuvres proposées sont signées de Schumann, dont le sublime « Dies Irae » qui vient clore la soirée. Quelques-unes sont de Brahms, dont la première du spectacle, Intermezzo op.117 no.2. Les deux hommes encadrent ainsi toute sa vie. On s'étonne que seules deux oeuvres soient signées de Clara Wieck : le lied « Ich stand in dunklen Träumen » et le Preludio Op.16 no.2. Musicalement aussi, nous aurions aimé la découvrir davantage, même si le programme reflète finalement sa vie consacrée à son époux, à Brahms, à la musique des autres.
Le spectacle offre donc la promesse d’un théâtre musical, une biofiction entre rencontre et (auto)portrait d’une femme admirable et d’une artiste hors-norme qui, finalement, multiplie les malheurs : en tant que fille, elle est une vitrine avant d’être dénigrée ; en tant qu’épouse, elle doit vivre avec les fragilités de son époux finalement interné avant de devenir veuve ; en tant que mère, elle connaît la tragédie de la perte d’un enfant et l’internement d’un autre ; en tant que compositrice, sa qualité de femme ne lui permet pas de se hisser à la hauteur d’un homme. Lui reste son don de pianiste, incontestable et incontesté, lui permettant entre autres de faire vivre la musique de son époux et de son tendre ami, Brahms.
Au-delà de l’artiste, voilà une femme qui mérite d’être (re)connue.
Elodie Martinez
(Genève, le 23 novembre 2024)
Clara à la Cité Bleue jusqu'au 28 novembre 2024.
25 novembre 2024 | Imprimer
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