Le public se souvient encore de Cœur de chien, l’opéra d’Alexander Raskatov présenté en 2014, dont la musique était extrêmement intelligente, parlante et accessible. C’est donc avec bonheur que nous retrouvions ce compositeur pour cette nouvelle commande de l’Opéra de Lyon et cette création mondiale qui ne laisse absolument pas indifférent.
GerMANIA ; © Stofleth
Trübner (Michael Gniffke) et Anna (Elena Vassilieva) ; © Stofleth
D’un point de vue musical, d’abord, le pari est à nouveau réussi. Que l’on apprécie ou non l’opéra contemporain, difficile de nier le talent du compositeur qui s’inspire, emprunte, détourne certaines grandes pages musicales, comme L’Internationale ou encore l’œuvre de Wagner que l’oreille des connaisseurs reconnaîtra. Certains passages maltraitent toutefois les pavillons des spectateurs par leur côté strident ou leur puissance exagérée qui rend l’écoute à la limite du supportable, mais si cela est voulu, on peut l’expliquer par le thème abordé dans ce livret. Comment supporter ces horreurs que l’on nous donne à voir et à entendre ? Des horreurs qui, finalement, ne sont pas si loin de nous…
En effet, le livret s’inspire de Germania et Germania 3 de Heiner Müller (dont la Médée Matériau avait déjà été adaptée pour un opéra, Medeamaterial de Pascal Dusapin), et nous plonge dans le conflit de deux régimes totalitaires que sont le nazisme et le communisme. L'oeuvre déploie une fresque de dix scènes dramatiques donnant vie à pas moins de trente-sept personnages, plus ou moins connus (Staline, Hitler, Goebbels, Fritz Cremer, les veuves de Bertolt Brecht, entre autres) ou anonymes. Un véritable « panorama de l'Allemagne, de la première guerre mondiale à la chute du mur » selon les mots de présentations de l’Opéra de Lyon.
C’est à John Fulljames que Serge Dorny a décidé de confier la mise en scène, l’homme ayant déjà travaillé sur Benjamin, dernière nuit en 2016, autre création mondiale dont la mise en scène était finalement le principal attrait. Il reprend d’ailleurs ici une idée qu’il avait déjà exploitée à l’époque : celle d’une caméra captant les actions de la scène, en contre-plongée. Cet exercice de captation se retrouve ici ponctuellement, comme lors des premiers moments lorsqu’on découvre le décor, rideau fermé, grâce à la vidéo – un décor unique signé Magda Willi, entassant moult couches de vêtements et « fatras » pour former un amas duquel sortiront plusieurs personnages, véritable champs de bataille, ruines et cimetière… Les trois veuves, une fois démembrées, intégreront également le décor au milieu d’autres membres. Les lumières de Carsten Sander apportent l’atmosphère nécessaire pour donner vie à ce décor apocalyptique.
John Fulljames fait ainsi évoluer les personnages, jouant sur l’éclairage rouge pour Staline et le blanc pour Hitler, jeu qui se retrouve dans les couleurs de surtitrage entre russe et allemand. La soirée s’ouvre donc sur une scène dont le rideau rigide, véritable mur, n’est levé que de quelques centimètres tandis que Thälmann et Ulbricht échangent devant le mur de Berlin, un berger allemand sale et vieilli à leurs côté. L’animal sera le fil conducteur de cette suite de tableaux, présent de-ci, de-là, et semblera même être le soldat à qui parle Hitler dans son bunker. Une fois la première scène finie, le rideau se lève un peu, juste assez pour voir Staline chanter son air, ivre et menaçant. Ici se trouve peut-être un reproche concernant la mise en scène : au-delà du premier balcon, nous ne sommes pas certains que tous les spectateurs aient pu voir grand-chose, de même quand ensuite le rideau continuera de se lever partiellement. Il finira par être complètement levé ou presque, avec assez de place pour les surtitres, mais même là, avec une partie de l'action située en arrière de la scène et des projections de fond qui complètent la mise en scène, sans doute est-il dommage que les places les plus hautes ne voient certainement pas tout le spectacle.
GerMANIA ; © Stofleth
Les scènes s'enchainent, dont la suivante entre deux soldats soviétiques, et l’on se rend tout de suite compte que John Fulljames ne se prive pas de mettre en scène les pires horreurs de la guerre, comme la vision du soldat russe étripant littéralement le cadavre du soldat allemand fraichement abattu, créant quelques mouvements de dégoût dans la salle à la vision de ces (fausses) tripes sortant du corps. Nous aurons également droit à de l’anthropophagie à peine voilée, de même que le viol d’un cadavre, un démembrement (hors scène mais avec les membres qui apparaissent ensuite dans le décors, bougeant encore, créant presque un effet d’humour noir), des meurtres… De véritables horreurs qui s'enchainent, exposant ainsi celles de la guerre et de ses conséquences, crues, comme la naissance du Géant rose, ce tueur en série inspiré de faits divers allemands dont la monstruosité semble née de la guerre passée, ou encore ce dialogue entre deux allemands richement habillés parlant des juifs et d'anecdotes (cette femme qui a accouché, aidée par un médecin alors que les soldats l'avaient interdit, se cloturant par le décès du docteur battu à mort – puisque un juif ne valait pas une balle –, suivi de celui du bébé). Quant au chœur, très peu présent vocalement, il ne cesse d’évoluer sur scène dans une démarche et des costumes qui rappellent des « zombies », des morts-vivants qui tournent autour des vivants, comme s’ils étaient le peuple, existant sans existence, pas morts, mais sans être vivants non plus, une masse, un amas de « dommage collatéral » sans noms… À moins qu’il ne s’agisse réellement des morts qui viennent hanter les vivants pour la manière dont ils ont été tués : stupidement, pour une guerre de tyrans malades, fou et alcoolique. D’ailleurs, si Staline est représenté proche de ses bouteilles, Hitler apparait complètement fou et hystérique, des bottes à la place de gants. Une représentation faisant écho aux choix du compositeur qui souhaite une « basse octaviste » pour Staline (soit la plus grave des basses) et un « ténor bouffe hystérique » pour Hitler. Enfin, lors du Requiem final, l’ensemble des personnages réapparaît sur scène (bien que décédés pour la plupart) autour du cadavre du berger allemand qui est enterré. Comme si l’Homme, dans sa bestialité, parachevait sa monstruosité par la mort de l'innocent, également symbole de l’Allemagne ensevelie sous la folie de ces protagonistes.
Staline (Gennady Bezzubenkov) ; © Stofleth
Hitler (James Kryshak) ; © Stofleth
Côté voix, il faut ici saluer l’ensemble des (nombreux) interprètes à qui l’on demande une technique qui ne prend pas forcément soin de la voix, passant d’extrêmes à d’autres, chantant parfois en aspirant, volant haut dans les aigus pour les hommes (mais aussi pour les femmes), transformant la partition en sanglots ou en rire, parfois en cris mais toujours en chantant. Chacun des artistes parvient ici à relever le défi et suscite une certaine admiration. Notons par exemple le Staline de Gennady Bezzubenkov (également Travailleur 1 et Voix de Gagarine) qui lui octroie une dimension inquiétante et presque animale voire irréelle, le Hitler de James Kryshak complètement fou mais des plus crédibles, le Géant rose de Karl Laquit, « ténor suraigu » selon la demande du compositeur, lubrique et dangereux, ou encore les trois Dames ou veuves que sont Sophie Desmars, Elena Vassilieva et Mairam Sokolova, représentant la douleur, la peur, le doute ou la certitude selon le personnage.
Enfin, Alejo Pérez dirige l’Orchestre de l’Opéra de Lyon de main de maître, conférant puissance et nuances, respectant les contrastes violents et offrant une lecture tout à fait nette de la partition et de ses équilibres parfois fragiles. Le silence se fait d’or jusqu’à la fin du spectacle, chose assez rare, et c’est après avoir lu les ultimes mots affichés sur le rideau baissé (qui sont également les derniers mots chantés de l'opéra), « L’univers est sombre, très sombre », que le public applaudit enfin, comme happé par l’ouvrage et enfin libéré. Fait amusant, mais peut-être pas si anodin : c’est le chien qui ressort grand gagnant de l’applaudimètre, comme si le public se raccrochait à l'animal finalement plus humains que les Hommes vus durant près de deux heures sur scène (entracte compris)…
Le résultat de l’ensemble est donc un véritable spectacle cohérent, horrible mais de façon constructive, sans finalement qu’il n’y ait de gratuité dans l’horreur, intense visuellement et auditivement, une claque qui force le spectateur à voir de ses propres yeux ce qui s’est passé il n’y a pas si longtemps, ces images irréelles d’une guerre que la plupart de la salle n’a connue que via des documentaires tandis que les autres, peut-être, sortiront plus retournés encore face à ce qui est pour eux un souvenir violent d’un pan de vie terrible. Un mal nécessaire pour le bien de tous, qu’il ne faut pas avoir peur de s’infliger car l’intelligence et l’équilibre de l’ensemble font de ce spectacle un grand opéra dont on ressort vainqueur et vaincu.
GerMANIA à l'Opéra de Lyon jusqu'au 4 juin.
Elodie Martinez
(Lyon, le 19 mai 2018)
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