Elias cartonne à l'Opéra de Lyon

Xl_operaelias15_copyrightstofleth © Stofleth

Point de festivités ou d’œuvre traditionnelle à l’Opéra de Lyon pour la fin d’année, mais une œuvre rarement donnée : Elias de Mendelssohn, encore jamais montée à Lyon, et qui est reprise ici dans la mise en scène de Calixto Bieito créée au Theater an der Wien en 2019.

Imaginé après son premier oratorio Paulus, Elijah (titre anglais) fut créé le 26 août 1846 à Birmingham, avant d’être remanié et redonné à Londres en avril 1847, lors du dixième et dernier séjour du compositeur en Angleterre. En juillet, c’est dans une traduction allemande que l’œuvre est publiée, mais Mendelssohn n’entendit jamais cette version, qui est celle choisie pour cette production.

Le livret s’appuie majoritairement sur le Livre des rois afin d’évoquer le destin du prophète Elie, tout en maintenant une véritable cohérence presque opératique. Certains textes de la Bible ainsi que des Psaumes se trouvent également dans ce montage réalisé par le pasteur Julius Schubring, reflétant d’une certaine façon la confrontation du compositeur avec plusieurs religions : « au judaïsme de ses origines en continuant d’honorer son grand-père et ses racines et par ses nombreuses amitiés dans la communauté ; au catholicisme qu’embrassent deux de ses tantes, Henriette et Dorothea, l’épouse de Friedrich Schlegel, religion qu’il côtoie de nouveau au temps de son directorat à Düsseldorf et encore à Berlin ; au calvinisme, enfin, en épousant la fille d’un pasteur » (ainsi que l’écrit Brigitte François-Sappey). L’œuvre s’ouvre ainsi sur la malédiction d’Elie, condamnant le pays à la sécheresse pour le punir de s’être tourné vers le culte de Baal. Nous suivrons ensuite le prophète à travers ses doutes, le miracle de la résurrection d’un enfant, le défi lancé aux prophètes de Baal, le feu de Dieu, le massacre des prophètes, le retour de la pluie, le soulèvement du peuple contre Elie suite à l’injonction de la reine, ou encore son ascension enflammée.


Elias, Opéra de Lyon © Stofleth

Calixto Bieito aime mettre en scène des oratorios et n’en est pas à son coup d’essai. Pour lui, « leur contenu n’a rien à voir avec les intrigues des opéras. Il faut donc inventer quelque chose, explorer la musique, le chant, voir quelles images peuvent jaillir de ces textes non-théâtraux ». Il articule sa vision autour de la question du prophète aujourd’hui, qui est pour lui avant tout « doté d’une extraordinaire intuition émotionnelle » et qui demeure avant tout un être humain. Sur scène, « l’objectivité de la forme de l’oratorio se transforme en une subjectivité du message transmis par les interprètes » qui vont « bien au-delà de l’expression simple et formelle du texte ». Cette humanité, nous la ressentons bien dans le personnage d’Elie mis en scène ici, et dans son évolution tout au long de la soirée. Toutefois, la dimension scénique se heurte parfois à la dimension plus spirituelle de l’œuvre, et l’on s’interroge sur certains choix, comme cette église en carton – sur laquelle Elie écrit « Dieu » dans le cas où nous n’aurions pas fait le rapprochement – déchirée par le chœur dès le début du spectacle. Les morceaux de cartons seront récoltés, choyés, transformés en épées afin d’égorger des choristes, trempés par l’eau de la pluie descendant des cintres, parfois même mangés… En soit, cela permet d’occuper la scène et les artistes. Quant à l’ange et à Elie qui s’embrassent à pleine bouche, on se questionne, de même que cette scène un peu dérangeante entre l’ange et la soprano, laissant cette dernière en pleurs avant qu’elle ne montre un ventre arrondi et qu’elle accouche… d’un morceau de carton. Les grilles de métal sur lesquelles le chœur marche en début de soirée entraînent malheureusement des bruits parasites avant d’être relevées et de servir de fond, d’offrir un ballet étrange dans la dernière partie de soirée, ou bien que d’autres ne descendent et « enferment » le chœur. Dans cette scénographie aux couleurs ternes, noires, métalliques et brumeuses, l’image de camp se rappelle alors à l’esprit, sans que l’on sache vraiment pourquoi.


Elias, Opéra de Lyon © Stofleth

Calixto Bieito sait néanmoins manier les images fortes, comme celle d’Elie aspergé d’essence, à qui l’on donne un énorme briquet avec lequel il joue. Nous avons beau savoir qu’il s’agit de théâtre, on reste tendu à le voir faire ainsi danser la flamme vers ses vêtements et sa peau. La crainte de l’immolation se fait bien présente, l’image se mêlant au livret. Car si certains choix interrogent, comme la gamelle d’eau canine dans laquelle Elie se rince après s’être badigeonné de faux sang – en plus des choix déjà évoqués – d’autres sont bienvenus. Outre l’immolation suggérée, Elie qui se mire dans l’eau rappelle Narcisse et interroge sur son potentiel narcissisme en tant que prophète. L’image du chœur et de ses mains tendues, comme une seule et même masse attrapant le prophète est elle aussi belle et rondement menée.


Elias, Opéra de Lyon © Stofleth

La réussite générale reste toutefois due à l’ensemble des individus présents et à la direction d’acteurs qui offre à voir de vrais personnages. La Veuve de Tamara Banjesevic est particulièrement saisissante dans l’ensemble des rôles qui lui incombe (elle est aussi l’une des sopranos solistes que l’on entend durant la soirée pour diverses interventions). La mère qui implore le prophète est poignante, mais la femme de la deuxième scène est particulièrement revendicatrice, tandis que celle « touchée » par l’Ange est complètement détruite, puis heureuse d’enfanter, avant de finir par chanter plus tard en sous-vêtements. Toute une multitude de visages qu’endosse sans sourciller la soprano. Au jeu se joint une voix tout aussi solide, projetée avec soin dans une ligne de chant à la fois aérienne et terrienne. Malgré la foule qui l’entoure, la cantatrice se détache particulièrement. La seconde soprano soliste est Giulia Scopelliti*, Séraphin présenté comme une sorte de Clopin féminin folle. Là aussi, l’incarnation est saisissante : la chanteuse ne se détache pas une seconde de cette folie presque enfantine, parfois à contre-courant du reste de la scène, comme inconsciente de tout et pourtant ancrée dans chaque instant. L’Ange de Kai Rüütel-Pajula s’impose scéniquement de lui-même : costume noir, ailes blanches qu’elle déposera aux pieds d’Elie, cheveux gominés, démarche lente et assurée, distante mais laissant émaner une véritable passion débordante… La voix peine à décoller en tout début de soirée, mais s’envole finalement pour s’imposer elle aussi. La Reine de Beth Taylor joue elle aussi avec les limites de la folie, s’agite mais demeure au centre de l’attention. L’impression de play-back grossier quand le chœur chante est parfois déroutante – ou ridicule – mais lorsque la voix se fait finalement entendre elle n’en est que plus marquante. Solaire et ambrée, miroitante sous les couleurs de la musique, on regrette que la partition ne lui offre pas davantage encore de chance de s’exprimer. Robert Lewis* est pour sa part un Ovadyah de belle prestance, fervent acolyte, protecteur, inquiet, serviteur à la voix claire. Dans les rôles secondaires, Pete Thanapat* (Celui qui est perdu), Thandiswa Mpongwana* (Celle qui attend), Yannick Berne (Achab), et Kwang Soun Kim (Celui qui implore) ne déméritent pas. Quant à Elias, il est incarné avec force par Derek Welton, qui fait vivre et évoluer avec intelligence son personnage. Ses facettes se multiplient sous nos yeux, entre confiance – parfois excessive – et doute immense, assurance et désespoir, autorité naturelle et fragilité. La voix est ronde, s’envole vers les Cieux, en redescend à hauteur d’Homme, et se projette sans force.


Elias, Opéra de Lyon © Stofleth

Toutefois, le grand triomphateur de la soirée est sans conteste le Chœur de l’Opéra de Lyon (préparé par Benedict Kearns) présent sur scène du début à la fin – de même que le héros – abattant la partition parfois difficile avec talent durant plus de deux heures. Les forces vocales ne perdent jamais leur grâce de la première à la dernière notes, les équilibres sont ciselés avec orfèvrerie. On entend dans cet ensemble la masse, entité du Peuple comme une seule et même voix, mais aussi toutes ces personnes qui la composent, tel un diamant parfaitement taillé dont chaque particule viendrait briller pour rehausser la beauté de l’ensemble.


Elias, Opéra de Lyon © Stofleth

Si les voix sont un véritable plaisir, la musique est pour sa part magnifiquement servie par l’Orchestre de l’Opéra de Lyon sous la baguette de Constantin Trinks. Le chef rend toute l’harmonie et la richesse à la fois une et plurielle de la partition, laissant couler, pleuvoir, tonner, caresser les notes qui prennent vie sous les doigts experts des musiciens. L’œuvre est musicalement exigeante, mais on ne ressent aucune difficulté émaner de l’orchestre, lui aussi particulièrement équilibré.

Si l’on demeure quelque peu dubitatif sur le choix de cet oratorio – tristement rattrapé par l’actualité – pour cette période de l’année ainsi que sur certains aspects de la mise en scène, on ressort heureux d’avoir entendu une si belle œuvre trop rarement présentée. Berlioz lui-même écrivait à son sujet : « C’est magnifiquement grand et d’une somptuosité harmonique indescriptible ». Servie avec art et talent par les voix et l’orchestre, c’est avant tout la musique de Mendelssohn qui ressort gagnante de cette production qui clôt l’année 2023 à l'Opéra de Lyon.

Elodie Martinez
(Lyon, le 17 décembre 2023)

Elias à l'Opéra de Lyon du 17 décembre 2023 au 1er janvier 2024.

*Artistes solistes du Lyon Opéra Studio

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