Ernest & Victoria à la Cité Bleue : un voyage pas comme les autres

Xl__dsc0863 © Giulia Charbit

Bien que la Cité Bleue demeure une très jeune salle – elle a moins d’une saison – son identité n’en demeure pas moins déjà très marquée : elle est un lieu d’expérimentation et d’expression artistique, sans cloisonnement entre les formes d’art (avec d’un côté la danse, de l’autre le lyrique, ou encore les musiques du monde, la création contemporaine, etc.) Ici, l’art peut s’exprimer sans carcan, sans frontière cloisonnante – ce qui n’empêche pas non plus des productions plus « usuelles » dans la programmation – comme c’est le cas avec Ernest & Victoria proposé actuellement, qui offre un voyage à travers le temps, l’espace, la musique, le texte, entre hier et aujourd’hui.

Cette création est un théâtre musical autour de la correspondance entre Ernest Ansermet et Victoria Ocampo qui mélange des œuvres d'Ástor Piazzolla, Igor Stravinski, Robert Schumann, Julián Aguirre, Jean Sibelius, Ángel Villoldo et bien d’autres (arrangées par Alexandre Mastrangelo). Igor Stravinski s’incarne d’ailleurs lui aussi sur scène, de même que Luís Borges, aux côtés des deux protagonistes que sont Ernest Ansermet et Victoria Ocampo. A la correspondance se mêlent des scènes plus contemporaines où les comédiens redeviennent comédiens, échangeant sur leurs rôles. La mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo est assez sobre et joue avec les différents niveaux possibles dans cette petite salle de la Cité Bleue. En ajoutant des estrades sur scène (créant des espaces scéniques au-dessus de la scène principale) et en faisant surgir de la fosse plusieurs personnages, le metteur en scène propose une scénographie ludique, à la fois verticale et horizontale. Le jeu de rideaux ajoute également un bel effet, permettant par exemple la distanciation lorsque Ernest parle derrière l’un d’eux, servant de voile plus que de rideau. La projection de dates nous situe dans l’évolution de la relation qui unit Ernest et Victoria, mais aussi dans celle qui les unit aux deux autres artistes incarnés sur scène. Tout débuta en 1924 avec l’arrivée d’Ernest Ansermet à Buenos Aires afin de diriger des « musiciens argentins désireux de fonder un orchestre symphonique ». Dans la salle se trouvait Victoria Ocampo, conquise par la direction du chef et qui lui enverra un billet dès le lendemain, débutant ainsi la correspondance à l’origine du spectacle créé par la Cité Bleue.

Les quatre comédiens réunis pour l’occasion offrent de beaux échanges. Rodolphe Congé incarne avec brio Ernest Ansermet, mais se montre aussi particulièrement convaincant en lui-même (ou bien en acteur) lorsqu’il revêt sa veste de comédien en répétition. Dans la peau du chef, il laisse voir l’importance de la musique qu’il dirige ou qu’il crée, et trouve en Annie Dutoit-Argerich une Victoria Ocampo à la hauteur de son jeu. C’est finalement par elle que l’esprit de Borges habite l’argentin Gaston Re qui revendique son droit d’interpréter le personnage. Enfin, Léon David Salazar joue un fougueux Stravinski, sortant de la fosse en dirigeant avec de grands gestes et de façon assez théâtrale le finale de son Oiseau de feu.

A la tête de l’ensemble de musiciens de l’Orchestre de la Suisse Romande réuni pour l’occasion, Ana María Patiño-Osorio parvient à tirer toutes les couleurs et la vie des extraits des œuvres sélectionnées – forcément toujours trop courts lorsqu’ils sont de cette qualité. Nous plongeons sans aucune difficulté dans chaque musique, chaque note proposée, qu’elle soit rôle principal du moment ou bien simple accompagnatrice du dialogue ou monologue en cours. La pianiste Meta Cerv se joint à l’ensemble, offrant un très bel accompagnement qui parvient à laisser la place au reste du plateau tout en existant avec douceur. Mais on retiendra particulièrement le bandonéon de William Sabatier, dont nous avions eu un aperçu du talent lors du weekend d’ouverture de la salle. Les doigts courent avec dextérité, la musique passionnée habite le musicien autant que l’instrument et l’on se laisse emporter dans ce charme incandescent. Enfin, n’oublions pas Diego Valentin Flores qui apporte sa voix d’airain à la soirée, servant à merveille les partitions sélectionnées dans sa veste de paillettes argentées.

Seul bémol de la soirée, tout à fait excusable lorsque l’on se souvient que la salle sort juste de terre et qu’elle est encore une source de découvertes : l’amplification des voix par micro. Ceux-ci se trouvant cachés le soir de la première – notamment sous la chemise de Léon David Salazar – le son s’en trouve parfois étrange et surtout manquant de naturel. Une remarque qui vaut finalement surtout pour la Victoria Ocampo d’Annie Dutoit-Argerich dont la voix douce laisse entendre dès le premier mot l’amplification et étonne dans cette salle à l’acoustique si remarquable. Certainement sa douceur est-elle à l’origine de cette amplification marquée que l’on ne retrouve pas – ou peu – avec le reste des comédiens. Pourtant, on se doute bien que pour entendre à la fois les comédiens et les instrumentistes, les micros s’avèrent nécessaires. Ne doutons pas non plus que quelques réglages seront certainement effectués pour « lisser » davantage le son des voix et les rendre plus naturelles avec le temps.

Autant dire qu’avec un bémol si léger, la soirée est un vrai plaisir. Une fois encore, la Cité Bleue laisse ressentir qu’elle demeure un lieu d’expérimentation (confirmant ce que nous disions déjà pour Amour à mort), permettant la naissance de projet tel que celui-ci, dont il serait fort dommage de se priver ! D'autant plus que nous sommes gâtés par une suprise musicale – que nous ne dévoilerons pas – à la fin des saluts...

Elodie Martinez
(Genève, le 3 juin 2024)

Ernest & Victoria, à la Cité Bleue de Genève jusqu'au 7 juin 2024.

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