Jusqu’à ce soir 21 novembre, l’Opéra de Saint-Etienne propose une nouvelle production d’Il Trovatore, en coproduction avec l’Opéra de Marseille, signée par Louis Désiré. Le metteur en scène offre une vision sobre et sombre, d’une grande efficacité, servant l’œuvre jusque dans ses recoins les plus reculés.
Le décor unique signé par Diego Méndez Casariego s’inscrit dans cette vision esthétique : de grands panneaux au style métallique grisâtres délimitent les trois murs de scène. Ceux du fond peuvent se soulever afin de laisser voir un extérieur à la fois champêtre et terrible, un champs de blé dont la couleur dorée tranche avec les nuances de gris de la scène, mais qui rappelle aussi les bottes et les bûchers. Ce champ n’apparaît que lors du chœur des gitans, ainsi que lorsque Leonora s’apprête à entrer dans les Ordres. La persistance de l’obscurité dans l’esthétique adoptée permet aux rares éclats de couleurs d’éclore de manière d'autant plus forte : le blanc de la cape des gitans, légèrement translucides, le blanc des chemises des soldats, mais aussi et surtout ce rouge terrible du long voile dont Azucena ne se sépare jamais, le portant comme un enfant langé. Image ô combien terrible qui ne cesse de hanter toute la production. Bien au-delà du simple tissu, ce voile rouge est cet enfant jeté dans les flammes à l’aube de sa vie par une mère que la douleur a rendu infanticide malgré elle. C’est ce poids qu’elle porte jour après jour. Un rappel de la vengeance qu’elle se doit d’accomplir. Un but auquel elle parviendra et qui lui aura coûté son fils, non pas une mais deux fois.
Il Trovatore, Opéra de Saint-Etienne © Cyrille Cauvet-Opéra de Saint-Étienne
Avec cette esthétique et cette direction d’artistes, Louis Désiré propose une vision poignante, où le suggéré se matérialise dans l’esprit et s’ancre avec plus de force encore que le visible. Il faut dire que tout se passe en coulisses dans ce drame : tout est question de ce qui est caché, et de ce qui est visible. Le mystère des uns est la vérité des autres. Le nom de Leonora écrit à la craie sur l’un des panneau est symbole de son tombeau et de sa mort pour celles et ceux qui savent regarder. Les ombres projetées par les lumières de Patrick Méeüs offrent elles aussi de sombres visions avec notamment l’apparition de croix. Une croix que l’on peut également voir lorsque l’on entre dans le dernier acte et les cachots, avec ce pan du sol qui se soulève à la verticale tandis qu’un éclairage descend à l’horizontal.
Cet aspect de voilé, de visible et de caché se trouve également dans les quatre panneaux formant quatre murs en tulle amovibles, dressant, ouvrant, fermant des pièces selon les besoins scéniques, allant jusqu’à offrir un abris absolu à Manrico et Leonora lorsqu’il vient l’empêcher d’entrer dans les Ordres. Enfin, si la mort de la jeune femme, empoisonnée, se fait devant nos yeux, celle de son amant nous est cachée par la troupe l’entourant pour le tuer. Une fois les hommes écartés, le couple demeure à genoux, comme deux statues, plutôt qu’allongé au sol, et c’est également à genoux que finit le Comte de Luna en apprenant la vérité sur l’homme qu’il vient de faire exécuter, prenant la tête de celui-ci dans ses mains. Revient alors à l’esprit l’image de l’introduction, lorsque les deux hommes se faisaient face sur scène, comme en miroir l’un de l’autre sans comprendre pourquoi. Azucena, quant à elle, délivre son terrible « Sei vendicata, o madre! » avant non pas de s’écrouler au sol mais de se recouvrir de ce fameux voile rouge qu’elle traîne avec elle depuis le début de la soirée. L’image, pourtant simple, n’en est que plus forte et déchirante.
Il Trovatore, Opéra de Saint-Etienne © Cyrille Cauvet-Opéra de Saint-Étienne
Si le gris domine sur scène, le plateau est pour sa part haut en couleurs, à commencer par la Leonora d’Angélique Boudeville, à la fois fragile et forte, séduite et séduisante, virevoltant dans les nuances et s’imposant naturellement sur scène, dans sa robe bleu foncé, comme une nuit sans étoile qui se lève sur son avenir. Une étoile pourtant se lève dans cette vie sombre, et dont le chant l’a déjà charmée lorsque le rideau s’ouvre : c’est le Manrico d’Antonio Corianò, fougueux et enflammé. Les élans de la voix font écho à ceux du cœur et si la puissance de l’émission ne manque pas, on aura noté quelques approximations dans la justesse de certains aigus. Le public demeure toutefois conquis par l’ensemble de la prestation qui contrebalance ce petit défaut, probablement ponctuel, d’autant que le jeu d’acteur rend honneur au personnage, tant pour l’amant que pour le fils. Kamelia Kader remporte tous les suffrages, laissant entendre et voir une Azucena complexe, horrible et touchante. Elle parvient à conserver le mystère qui entoure le personnage : entre amour et vengeance, elle nous perd et se perd elle-même. La voix profonde, vibrante – particulièrement dans les aigues – aux graves assurés et implacables demeure maîtrisée jusque dans l’émission et la puissance toujours contrôlée, à l’image de la gitane / bohémienne.
Amandine Ammirati (Ines) et Angélique Boudeville (Leonora) © Cyrille Cauvet-Opéra de Saint-Étienne
En face, Valdis Jansons – Macbeth particulièrement convaincant ici-même en juin dernier – incarne un Comte de Luna solide : à la fois froid, impitoyable, voire cruel lorsque la jalousie le gagne, il sait s’adoucir pour faire place à l’homme amoureux, à l’éconduit blessé, dévoré par l’amour, la jalousie, le désir de posséder Leonora. La voix ronde souffle le chaud et le froid, jamais au détriment du jeu et de la justesse, ou encore de la projection. La ligne de chant va droit au but, sans jamais bouder les nuances qui la colorent et la font chatoyer.
Aux côtés des protagonistes, les comprimari n’ont pas à rougir : le Ferrando de Patrick Bolleire ouvre le bal, d’une voix saisissante et profonde qui nous plonge dans le récit passé et nous guide sans sourciller. L’Ines d’Amandine Ammirati est particulièrement touchante et prend une place plus importante que celle à laquelle le livret la restreint. Confidente et religieuse – ce qui interroge lorsqu’elle regrette de ne plus voir Leonora une fois celle-ci dans les Ordres – elle se place comme une véritable « sœur » de la jeune femme. La voix est ample et teinte sa lumière de toute la force d’une tristesse profonde quand c’est nécessaire. Enfin, Marc Larcher (Ruiz) et Jumpei Doi (un messager) ne déméritent pas aux côtés de leurs collègues.
Il Trovatore, Opéra de Saint-Etienne © Cyrille Cauvet-Opéra de Saint-Étienne
À la tête de l’Orchestre symphonie Saint-Etienne Loire, Giuseppe Grazioli s’empare de la partition avec panache et douceur, apportant par la musique toutes les couleurs que la sobriété de la mise en scène laissent d’autant plus ressortir. Il rééquilibre les forces au besoin, et apporte toute la vigueur attendue pour l’ouvrage, mais aussi les accents plus doux et retenus nécessaires. La force n’est pas une démonstration gratuite, loin de là, et il prend garde à l’harmonie entre instruments et voix, tandis que les Choeurs de la maison sont eux aussi à saluer pour leur belle prestation.
Avec ce Trovatore, l’Opéra de Saint-Etienne donne une production particulièrement aboutie et forte, grâce à la mise en scène de Louis Désiré, à sa lecture à la fois fidèle à l’œuvre mais aussi personnelle. On est saisi d’horreur et d’effroi à la suggestion de l’infanticide savamment orchestrée et épurée : l’esthétisme suffit à marquer les esprits, sans besoin d’agitation ou d’hémoglobine, et sans non plus totalement reléguer ce passé si présent aux coulisses. La réussite de la production tient également aux interprètes particulièrement investis ainsi qu’à la direction rondement menée.
C’est un spectacle pour lequel il n’est finalement pas difficile de s’enflammer, ce que fait d’ailleurs le public stéphanois au moment des saluts.
Elodie Martinez
(Saint-Etienne, le 18 novembre 2023)
Il Trovatore à l'Opéra de Saint-Etienne jusqu'au 21 novembre, en coproduction avec l'Opéra de Marseille.
21 novembre 2023 | Imprimer
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