L'Affaire Makropoulos à Lyon : une affaire qu'on ne saurait étouffer...

Xl_laffairemakropoulos3g__jeanlouisfernandez_044 © Jean-Louis Fernandez

Vendredi, l’Opéra de Lyon sonnait le coup d’envoi de l’ultime production de sa saison : L’Affaire Makropoulos, mise en scène par son directeur lui-même, Richard Brunel. Une nouvelle production qui a le mérite d’offrir un beau spectacle, dans lequel l’esthétisme s’allie à la lisibilité dans cette affaire de succession où il est aisé de se perdre.

Le décor principal – magnifique et signé par Bruno de Lavenère – ne change pas, mais un savant ballet de déplacements d’objets, de portes, de murs ou encore d’escaliers lui permet d’abriter tous les lieux possibles de l’action. Divisé entre une partie basse, à hauteur de scène, et un étage supérieur, il permet d’offrir une lecture enrichie et parfaitement claire de la situation. Par exemple, nous voyons Maître Kolenaty forcer l’armoire où se trouvent les documents, ou encore la corde descendre des cintres pour que Janek se pende. La maquette de la propriété au cœur du procès qui oppose Prus et Grégor occupe une place centrale – de même qu’elle le fait dans l’œuvre – tant en haut qu’en bas, tandis que piano et son double apparaissent et disparaissent des deux étages, nous laissant voir des récitals durant lesquels la chanteuse s’effondre, frise le malaise, s’étouffe à mesure qu’elle vieillit. Ainsi que l’indique le metteur en scène : « la vieillesse n’est pas ici le flétrissement de la beauté ou l’affaiblissement de capacités intellectuelles ou motrices, mais la perte de la voix, du souffle essentiel, vital, qui, dans le chant, la porte et la régule ». Une idée également appuyée par l’urgence de soin d’oxygénation et ce masque dont elle a de plus en plus besoin.


L'Affaire Makropulos, Opéra de Lyon © Jean-Louis Fernandez

Malgré la complexité du livret, Richard Brunel parvient à captiver l’audience et à rendre la situation limpide sans jamais trahir le texte. L’idée – pourtant simple mais ô combien efficace – de suivre l’affaire judiciaire par le biais d’un tableau sur lequel sont écrits au fur et à mesure les noms des protagonistes et leurs liens permet une compréhension rare de la situation. Le lien avec l’univers onirique demeure présent, que cela soit subtil avec les objets qui bougent d’eux-mêmes dans le décor, ou bien plus visuel avec l’apparition de ces vieillards sur fond de fumée. Il n’y a pas de rupture brutale avec la réalité, et l’on bascule dans cette rêverie d’amants passés avec douceur.

Belle autre trouvaille du metteur en scène, la scène finale qui laisse ouverte la question de la transmission. En rendant le personnage de Krista davantage présent sur scène, il lui offre une importance particulière : elle adule Emilia Marty et souhaite suivre ses traces, finalement au figuré comme au propre. Lorsque cette dernière lui propose la formule, Krista ne la repousse pas : tandis que E.M. monte à l’étage pour brûler elle-même le papier dans un feu sortant du piano supérieur, Krista prend position devant le piano en bas et semble devenir une nouvelle Emilia Marty. Avec cette image, et bien que la formule écrite brûle, le metteur en scène laisse la possibilité d’une succession et d’une transmission effective entre les deux femmes autour de l’art et de l’amour du chant. Une idée de double que l’on retrouve finalement dans les objets de la mise en scène, avec les deux pianos, les deux miroirs – l’un brisé, comme E.M., l’autre intact, comme Krista –, les deux étages, etc.


Ausrine Stundyte (E.M.) et Thandiswa Mpongwana (Krista), L'Affaire Makropulos, Opéra de Lyon © Jean-Louis Fernandez

Ausrine Stundyte revêt le rôle d’E.M. (Emilia Marty, Ekaterina Myshkin, Elsa Müller, Ellian MacGregor, Elina Makropoulos) avec toute la puissance et la complexité du personnage. Charismatique, forte jusque dans la fragilité de la mort qui approche, glaciale et manipulatrice, mais aussi douce et amusée devant la vision de son ancien amant Hauk, lucide face à sa vie passée et à l’avenir que lui réserveraient 300 années supplémentaires, la soprano lettone incarne avec une efficacité redoutable ce personnage aux mille facettes. On ne peut que saluer l’interprétation scénique, tandis que la voix suit le jeu malgré une partition qui ne met pas particulièrement les voix en valeur. Sa scène finale captive, et le chant se fait entendre d’une beauté nouvelle pour ces derniers mots plus lyriques et déjà tournés vers sa mort imminente – qui se passera toutefois hors scène.

Face à elle, Denys Pivnitskyi livre un Albert Gregor au jeu plus efficace que le chant. Si le premier s’avère pleinement crédible à travers l’ensemble de la palette théâtrale du personnage, y compris jusqu’au désir ardent, déraisonnable et presque fou qu’il éprouve envers son aïeule, le second montre quelque signe de fragilités en ce soir de Première avec un chant parfois poussif qui atteint les limites de la justesse. Ce n’est pas le cas de Károly Szemerédy, qui laisse entendre un solide Maître Kolenaty, à la voix franche et neutre, en parfait avocat qu’il est.


Denys Pivnitskyi (Gregor) et Ausrine Stundyte (E.M.), L'Affaire Makropulos, Opéra de Lyon © Jean-Louis Fernandez

Tómas Tómasson s’avère être un machiavélique Jaroslav Prus, d’un cynisme à toute épreuve. Le chant est clair, vindicatif, autoritaire et immuable, à l’image du personnage qui semble davantage en colère qu’attristé par la mort de son fils. Celui-ci apparait sous les traits de Robert Lewis, soliste du Studio de l’Opéra de Lyon. Naïf et fragile, il n’en oublie pas pour autant de faire entendre une voix ambrée dont la lumière tamisée offre une couleur chatoyante au chant.

Autre artiste du studio, Thandiswa Mpongwana est la jeune et belle Krista, candide, discrète, mais qui s’affirme après le suicide de son amant et davantage encore dans la scène finale déjà décrite. Le timbre de la mezzo-soprano séduit, de même que le jeu.

Malgré sa courte intervention, le Vitek de Paul Curievici convainc totalement dans une projection claire et fluide, de même que Marcel Beekman en attachant et léger Comte Hauk-Šendorf, ou encore Paolo Stupenengo en médecin. Bien que la partition du chœur soit minime ici, celui de la maison – préparé par Benedict Kearns – intervient justement pour offrir de belles couleurs et une dimension supplémentaire malgré la brièveté de son passage.

Enfin, Alexander Joel dirige l’Orchestre de l’Opéra de Lyon avec brio, laissant planer une tension savoureuse tout le long de la soirée, maintenant le public en haleine et complétant ainsi avec art le travail de mise en scène. Percutant, il sait se montrer plus doux aux moments opportuns, et transforme la partition en scène lyrique sur laquelle chaque note interprète un rôle, plein de caractère.

Avec cette Affaire Makropoulos, Richard Brunel propose un travail esthétique et savant, offrant une lecture intelligente et sensible de l’œuvre, sans pour autant choisir une facilité sans saveur. Proposée sans entracte, la production maintient l’attention du public du début à la fin par l’ensemble des forces réunies et l’on savoure sans aucun remord ce bonbon acide de fin de saison.

Elodie Martinez
(à Lyon, le 14 juin 2024)

L'Affaire Makropoulos, à l'Opéra de Lyon jusqu'au 24 juin.

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