Le Château de Barbe-Bleue à Lyon : miroir, quel hideux miroir…

Xl_lechateaudebarbebleue_21_copyrightstofleth © Stofleth

Après son Ariane et Barbe-Bleue de Dukas proposée gratuitement mercredi soir, l’Opéra de Lyon poursuivait son festival « Femmes libres ? » vendredi avec Le Château de Barbe-Bleue de Bartók. Si sur le papier, la distribution nous donnait envie d’être entendue, nous ne cachons pas notre appréhension en ayant vu le nom du metteur en scène, Andriy Zholdak (à qui l’on doit déjà une « Enchanteresse désenchantée ») ainsi que la notice d’information aux spectacteurs : « Déconseillé aux moins de 16 ans : ce programme comporte des scènes à caractère sexuel, des scènes de violences physiques ou psychologiques qui peuvent choquer ou troubler les plus jeunes et certains spectateurs ». Une appréhension rapidement confirmée lors du visionnage de la production, car si dans L’Enchanteresse, nous avions noté quelques assez bonnes idées malgré une exploitation plus que discutable, nous avons plus de mal à en trouver ici, tout particulièrement durant la première moitié..


Victoria Karkacheva (Judith 2) et
Karoly Szemeredy (Barbe-Bleue) ; © Stofleth

Il faut toutefois bien séparer la soirée en deux parties, ainsi que le fait le metteur en scène, qui propose l’œuvre deux fois d’affilée, avec deux propositions scéniques très différentes. Malgré quelques retransmissions de la première partie durant la seconde grâce à l'emploi de la vidéo, est-ce à dire que face à deux idées qu’il a eu, le metteur en scène n’a pas su choisir et a décidé de lancer négligemment les deux aux spectateurs qui n’avaient qu’à se débrouiller ? 
On aurait pu trouver intéressante l’idée d’un éternel recommencement dans cette histoire de Judith et de Barbe-Bleue, comme si chaque nouvelle épouse était une autre Judith. Malheureusement, si l’idée est légèrement esquissée, elle n’est finalement que peu suggérée, et l’on ignore si elle était volontaire ou bien un simple hasard dans la mise en scène. On aurait aussi pu trouver intéressant l'emploi de la vidéo pour montrer le « caché », le non-visible pour Judith, ces femmes fuyant dos à terre dans le couloir, si seulement cela avait été travaillé dans ce sens. On sauvera néanmoins de nos griefs l’import d’un miroir immense, seul en scène en début de soirée, par lequel Judith entre et ressort dans la première partie, avant que la seconde Judith n’y entre à son tour, ou que le miroir ne redevienne finalement une porte sur le domaine en ruines de Barbe-Bleue (comme suite à un éboulement). Passer derrière le miroir, passer outre la superficialité et les apparences, voilà à quoi semble nous inviter le metteur en scène. Dommage qu’il semble également confondre superficialité et livret. L’envers du miroir devient parfois simple miroir inversé, montrant l’horreur en guise de beauté, ne retenant que le sang, des scènes crues majoritairement gratuites, et un taudis en guise de château. Sans oublier que la soirée elle-même peut prendre des allures de miroir entre les deux parties.


Le Château de Barbe-Bleue, Opéra de Lyon ;
© Stofleth

Le Château de Barbe-Bleue, Opéra de Lyon ;
© 
Stofleth

Car c’est bien dans un taudis que nous entrons avec Judith. Tout d’abord, le grand miroir qui sert d’entrée mène à un couloir où se trouvent les fameuses portes du conte de Barbe-Bleue. L’aspect est sale, lugubre, mais plausible et imposant. Le plateau tourne ensuite afin de révéler les pièces se trouvant derrière les portes, à commencer par une cuisine ensanglantée de toute part. Impossible dans cette scénographie de deviner quelle pièces est censée refléter celle du livret, aucune concordance n’étant visible : une salle de bain défraichie affichant une collection de cuvettes de toilette, une autre salle – peut-être d’étude – presque vide avec un grand trou dans le mur (fait par l'un des personnages)... Côté costume, on devine rapidement, en voyant la tenue plutôt transparente de l’épouse sur des sous-vêtements noirs et ornés de brillants, que nous aurons droit à des scènes lubriques et crues comme  Andriy Zholdak semble tant les aimer.

Au final, on abandonne bien vite l’idée de trouver un sens à ce qu’on voit : travestissement – pourquoi pas, mais quel intérêt ici ? –, gravures pornographiques, homme nu prenant une douche, scatologie (avec une substance marron mélangée à du champagne, sortie d’un pot de chambre et enduite sur le corps d'un homme), sodomie avec cette scène où les deux hommes s’adonnent au coït avant d’être exécutés, masturbation féminine, multiples égorgements… On en arrive même à être mal à l’aise à l’apparition d’une chèvre, puis plus tard d’une enfant (dans la deuxième partie), en se demandant jusqu’où le metteur en scène va oser pousser le vice. Que le lecteur se rassure, ces limites n’ont heureusement pas été franchies. Finalement, après ce carnaval sans queue ni tête à des années lumières du livret, montrant les cadavres ensanglantés tandis que l’on chante sur scène « elles vivent », Judith repart dans le miroir, avant qu’une autre femme n’en ressorte. La deuxième partie peut enfin commencer.

Cette autre Judith n’a alors plus rien à voir avec la première, et la mise en scène change totalement, offrant un travail plus lisible. Point de plateau tournant ici, seulement le grand couloir, avec côté jardin un mur orné d’un autre grand miroir, identique au premier, et côté cour, le vide, dans lequel seule Judith semble pouvoir marcher. En parallèle de cette deuxième mise en scène sont projetés des extraits de la première partie du spectacle. Est-ce une sorte de lien de causalité, de double interprétation en fonction des personnages (la première étant le ressenti de Judith, la seconde celle de Barbe-Bleue, ou l'inverse) ? Est-ce seulement un effet de miroir ? Les questions demeurent, sans que les réponses n'arrivent.

Judith paraît plus sûre, plus fatale, plus vindicative même, et son époux plus fragile, désolé, comme le symbolise cette scène où il tombe inconscient et reste finalement à terre lorsqu’il recouvre ses esprits, tandis que son épouse reste droite, derrière lui. Comme une inversion des pouvoirs par rapport à la première partie. Ici, Judith ouvre les portes, décrit ce qu’elle y voit, mais la pièce reste cachée, ne faisant ainsi pas de contre-sens entre ce que le public voit et ce qui est censé être. Point de viol ou de pénis dans cette seconde période, c’est bien l’histoire du Château de Barbe-Bleue. Arrive enfin la fatale ouverture de la dernière porte interdite, et cette fois-ci, Judith flanche, se fragilise. Elle est ébranlée au point de disparaître peu à peu. Elle tente de repartir vers le miroir, mais son époux la ramène et le mur au grand miroir de l'Ouverture de soirée retombe entre eux, enfermant Judith derrière lui. Elle ne s'enfuiera pas. Finalement, la fillette déjà citée ouvre le miroir, dévoilant l’héroïne à terre, au milieu de gravas et des portes ouvertes : apparemment morte, elle appartient au monde de Barbe-Bleue. La lumière est plus présente, l’enfant y joue de la harpe avant que le noir final ne se fasse.


Eve-Maud Hubeaux (Judith 1) ; © Stofleth

Karoly Szemeredy (Barbe-Bleue) et
Victoria Karkacheva (Judith 2) ; © Stofleth

Si dans cette production, l’œil subit, l’oreille, elle, se réjouit. En effet, Eve-Maud Hubeaux incarne la première Judith, avec cette voix superbe qu’on lui connaît, une interprétation forte, parvenant à exister et à offrir un personnage cohérent malgré toutes les excentricités ou incohérences de la mise en scène. Avec elle, Judith est une femme aisée qui quitte son monde pour suivre un bad boy, avant d'être finalement enfermée dans cette vie qu’elle ne contrôle plus du tout. Victime de la domination de Barbe-Bleue, son jeu reste crédible, et le chant superbe. Si on la sait capable d'insuffler une lumière sensuelle à sa voix, elle parvient ici à y mêler une touche d’inquiétude, de colère et de soumission, tandis que la ligne de chant reste parfaitement claire malgré les teintes de noirceur apposés. On ne peut finalement que saluer le travail de la chanteuse.

Elle trouve son alter ego dans Victoria Karkacheva, seconde Judith de la soirée, que nous ne connaissions pas encore mais qui s’avère être à la hauteur de sa consœur. L’interprétation n’est certes pas la même – mise en scène oblige – mais elle s’impose comme une solide Judith, aux éclats étincelants, d’une chaleur glaciale. Les envolées de la voix caressent l’oreille et l’on se plonge dans le personnage. Un nom qu'il nous faudra retenir.

Face aux deux Judith, le double Barbe-Bleue (sans barbe !) de Karoly Szemeredy qui endosse seul le rôle masculin (contrairement au personnage de Judith), créant un lien flou entre les deux mises en scène.  La voix profonde et puissante du baryton interpelle, séduit, effraie tout comme son interprétation. L’acteur parvient, dans un talent schizophrénique, à passer du premier Barbe-Bleue vulgaire, violent, bestial, détestable à souhait et sans nuance apparente, au second, plus complexe, plus fragile, loin du premier mais avec quelques surgissements d’un regard fou. Comme si, au fond de lui, la folie remontait à la surface de sa personnalité, comme des bulles venant « éclore » à la surface d’une eau paisible.

La direction de Titus Engel fait revivre la partition de Béla Bartók deux fois de suite, parvenant à l’exécuter avec brio, à la fois identique et différente entre les deux écoutes de ce diptyque singulier. La musique résonne en lien avec les images, avec plus ou moins de violence. On la redécouvre ensuite à la seconde écoute, ponctuée de-ci, de-là d’accents que l’on n’avait pas perçu précédemment. Le défi de jouer deux fois la partition sans pour autant donner une impression de redite musicale est relevé haut ma main.

En conclusion, l’Opéra de Lyon offre ici une production idéale pour être « vue à la radio ». En effet, si certains metteurs en scène aiment à montrer la laideur dans une œuvre, loin des fastes que peuvent suggérer certains livrets, le laid pour le laid, sans autre but que de choquer et sans véritable discours construit a minima, n’a en réalité rien de très artistique ou d’alléchant. On peut « faire moche », mais ça n’empêche pas de « faire bien », c’est-à-dire intelligemment, avec une lisibilité loin de la gratuité vaine et stérile. De plus, à l’heure où la municipalité lyonnaise menace de retirer 500 000 euros de budget à son Opéra, il est difficile pour la maison lyrique d'argumenter avec ce genre de spectacle une ouverture au public le plus large possible ainsi qu'une accessibilité pour tous. Heureusement, si les yeux et l’esprit se perdent, la musique les retrouve, aidée et portée par une distribution superbe qui vaut indubitablement l’écoute. Rien que pour cela, la soirée en valait la chandelle.

Elodie Martinez
(Streaming du 26 mars 2021)

Le Château de Barbe-Bleue, Opéra de Lyon, streaming, disponible sur medici.tv.

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