On se souvient qu’en mars dernier, l’Opéra Comique prévoyait une Belle Hélène mise en scène par Michel Fau qui se promettait anthologique, avec Marie-Nicole Lemieux dans le rôle-titre, entourée de Philippe Talbot, Kangmin Justin Kim, Franck Leguérinel, Thomas Morris, Yoann Dubruque ou encore Sarah Jouffroy. Une production très attendue qui, malheureusement, fait partie des nombreuses victimes de la pandémie. Néanmoins, la maison parisienne avait décidé de rebondir en proposant en lieu et place un « concert de gala pour salle vide », imaginé par Michel Fau avec les artistes déjà cités, rejoints également par Sandrine Buendia, et accompagnés par les Eléments et les Frivolités parisiennes sous la direction de Pierre Dumoussaud. Un spectacle festif, dans la lignée et l’atmosphère particulière de l’Opéra Comique que l’on a pu découvrir hier soir sur Culturebox.
Un ton à la fois léger et sérieux se détache dès le début de soirée : après l’ouverture de Don César de Bazan de Massenet, Michel Fau apparaît travesti en diva rousse pour commencer à interpréter « Casta diva », avant d’être interrompu par un homme de la sécurité lui demandant de porter le masque, puis de quitter la scène tout simplement, puisqu’il est « non essentiel ». Ce à quoi rétorque l’artiste : « évidemment que je suis non essentiel : je suis un luxe, moi, monsieur. Je suis une artiste, je ne suis pas utile, je ne suis pas une machine à laver ! » Sous couvert de légèreté et de festivités, le gala se fait donc aussi revendicatif pour mieux exprimer le ressenti des artistes quant à leur caractère « essentiel » ou non.
Les chanteurs débutent en tenue de gala, smokings et robes de soirée, puis paraîtront progressivement en tenues de scène, coiffés et maquillés, comme si l’on plongeait petit à petit à travers le miroir lyrique pour quitter la simple interprétation de concert et se glisser dans les univers des personnages. Ainsi, Philippe Talbot, qui ouvre les festivités avec un tonitruant « Ah ! mes amis, quel jour de fête ! » (La fille du régiment), quitte son costume de gala pour revêtir celui de contrebandier de Don José, tandis que Marie-Nicole Lemieux, d’abord vêtue d’une belle robe noire drapée de blanc pour « Dieu puissant que j’atteste » (Iphigénie en Aulide) arborera ensuite la toge d’Hélène puis le costume de Carmen. Ce premier air est d’ailleurs un temps fort de la soirée par l’implication de la cantatrice, exprimant tantôt sa douleur, tantôt la dignité du personnage. Une fois encore, elle vit pleinement ce qu’elle chante et nous y emmène, jusque dans la fureur et la folie de son regard.
Ajoutons par ailleurs que la diction de l’ensemble des artistes rend les sous-titres superflus dans les textes français, pour notre plus grand plaisir. Un compliment qui s’adresse également à Kangmin Justin Kim, dont les prestations sortent aussi du lot. Il débute par « Vois sous l’archet frémissant » (Les Contes d’Hoffmann), dans une tenue aux airs de smoking de cabaret, avant de revêtir sa robe de princesse Cecilia Bartolsky qui avait tant marqué les esprits dans La Chauve-Souris signée ici-même en 2014, puis celle de Carmen. La voix est désormais plus assurée encore, et l’on apprécie également sa voix de poitrine qu’il laisse entendre dans « Memory » (Cats), véritable moment de grâce, malheureusement interrompu par les interventions (ou tentatives) vocales de Michel Fau. C’est d’ailleurs là l’unique reproche de la soirée.
En effet, si l’on apprécie d’habitude le comique de l'homme de spectacle, force est de constater qu'il se montre souvent trop présent ce soir dans des parties chantées qu’il saccage, sans plus-value comique. Sa participation au duo de l’escarpolette (Véronique) est toutefois moins gênante, aux côtés d’un Franck Leguérinel en pleine forme, à la ligne de chant savoureuse et aux graves particulièrement appréciables ici. Il sera un peu plus tard un excellent Général dans l’air « A cheval sur la discipline » (La Grande-Duchesse De Gérolstein), mais Yoann Dubruque n’est pas en reste non plus malgré des interventions trop courtes au goût de nos oreilles. Il offre un très bel « Adieu je pars » (Véronique), tout en retenu, en délicatesse et en intimité, avant de se montrer plus « ancré », solide et ténébreux dans sa participation au dernier air de la soirée.
Concert de gala pour salle vide ; © DR
Le duo des cartes habilement servi par Sandrine Buendia et Sarah Jouffroy – que l’on regrette également de ne pas entendre toutes deux davantage ce soir – introduit l’ultime partie de la soirée, qui durera plus d’une demi-heure, entièrement dédiée à Carmen (à une exception près pour le final). Marie-Nicole Lemieux reprend donc ce rôle déjà tenu en version concertante en 2017, et qu’elle interprètera pour la première fois scéniquement la saison prochaine à Toulouse. Elle forme avec Philippe Talbot un couple superbement assorti, mais on retiendra tout particulièrement sa Habanera dans laquelle elle se trouve entourée par Kangmin Justin Kim (remplaçant par la magie de la prise de vue Marie-Nicole Lemieux pour chanter « Près des remparts de Séville ») et Michel Fau pour former, au milieu des fauteuils du parterre, une triple Carmen sensuelle et ensorcelante.
L’ultime air de la soirée se déploie dans une ambiance différente encore : les artistes sont au parterre, debout, se tenant droits et regardant fixement devant eux, le mascara ayant coulé sur tous les visages. Le chœur des Eléments est au-dessus, au premier balcon, comme un public, mais les rapports scène/salle sont ici repensés : au fur et à mesure de la soirée, les artistes ont envahi les fauteuils en devenant leurs personnages, tuant ensuite l’homme de la sécurité, et ils sont à présent face à la scène où joue l’orchestre. Ils entament alors, l’un après l’autre à l’exception de Philippe Talbot et Kangmin Justin Kim, puis en chœur, Youkali. Le chant prend alors une connotation d’espoir et de désespoir particulière : « la délivrance que nous attendons tous pour demain » se teinte forcément de la situation d’alors : celle d’artistes enfermés dans un théâtre vidé de son public, et celle d’un public enfermé chez lui, rêvant de cette salle, de ces personnages, derrière l’écran qui les sépare mais qui, paradoxalement, est devenu l’unique lien entre les scènes et leur public pendant des mois.
Un peu comme le miroir d’Alice, avec ces personnages hauts en couleur que nous avons vu apparaître dans la soirée, un peu fous, touchants, reflets plus ou moins déformés de nous-même, ce concert nous offre un passage vers un autre monde. Grâce à cette soirée, les limites sont moins nettes et l’on traverse ce miroir lyrique, le temps d'un instant, le temps d’un « concert de gala pour salle vide », ou le temps de voir que même vide, le théâtre sera toujours occupé par ses personnages, mais aussi par des émotions qui, elles, ne sauraient traverser ce miroir. Pour les toucher, il n’y a pas d’autre solution que la réalité d’un spectacle en salle, d’une traversée de notre part d’un monde à l’autre…
Avec cette traversé de la scène à la salle, des chanteurs aux personnages, l’Opéra Comique propose un moment qui nous emporte dans ce qui pourrait bien être, peut-être, l’île rêvée de Youkali…
Le concert est disponible en replay jusqu’au 7 décembre sur la plateforme de France.tv.
09 juin 2021 | Imprimer
Commentaires