L’Opéra national de Lyon et sa Maîtrise nous ont habitué a de très belles productions, comme Borg et Théa en 2017 ou La Belle au bois dormant l’an passé dans laquelle les enfants tenaient également un rôle important. Cette année, ce n’est pas au Théâtre de la Croix-Rousse mais à celui de la Renaissance, à Oullins, que la maison lyonnaise donne pour la première fois ce spectacle délocalisé. Un spectacle sur une musique d’Isabelle Aboulker, inspiré du roman éponyme de Claude Gritti, Les Enfants de l’île du Levant, poignant par le sujet traité : les colonies agricoles pénitentiaires dans lesquelles étaient envoyés et exploités les enfants, notamment ici celle de l’île du Levant.
Il faut ici replacer le contexte historique, rappelé dans le programme mais aussi sur scène : en 1850, une loi visant à régler les principes de détention des mineurs est votée et Napoléon Bonaparte autorise l’ouverture de colonies agricoles pénitentiaires (de véritables bagnes en réalité). À présent, les enfants abandonnés, orphelins et petits délinquants seront envoyés dans ces colonies jusqu’à l’âge de 16, 18 ou 20 ans selon la gravité des faits qui leur sont reprochés, certains arrivant ici parce qu’ils ont fui les coups et les abus de leur père alcoolique, comme c’est le cas de l’un des petits héros ici. Le propriétaire de l’Île du Levant, le comte de Pourtalès, qui souhaite réhabiliter ses terres sur l’île du Levant, voit là une belle occasion de main d’œuvre donnée, tout en étant persuadé que la vie au grand air et l’éloignement de la ville seraient des moyens de redressement efficaces permettant d’aider et de sauver ces enfants. Jusqu’où sa philanthropie était-elle sincère, nous l’ignorons. C’est ainsi qu’en février 1861, une soixantaine de mineurs, âgés de six à quinze ans, quittent la prison de la Roquette pour se rendre à pieds au Levant. Ils seront les premiers pensionnaires de cette colonie qui se transformera en véritable bagne. Les conditions de vie ineptes, la malnutrition, les sévices sexuels et la maladie faisant des ravages, une centaine d’enfants, dont quatre avaient moins de dix ans, trouveront la mort, certains dans un terrible incendie suite à une mutinerie qui nous est racontée sur scène. C’est cette page sombre de notre histoire, trop peu rappelée à notre mémoire, que ces Enfants du Levant racontent…
Les Enfants du Levant, Opéra de Lyon ; © Stofleth
Les Enfants du Levant, Opéra de Lyon ; © Stofleth
Dans cette mise en scène signée Pauline Laidet dans des décors de Quentin Lugnier, un homme est assis sur le ponton du bord de scène, faisant de la fosse la mer, l’échappatoire. Il regarde le public s’installer et prendra la parole pour présenter le contexte, restant sur scène sans sembler tenir de rôle… jusqu’à ce que finalement, nous apprenions qu’il est le petit Jules qui a fini par réussir à quitter ce bagne et qui y est revenu une fois grand, sans jamais retrouver la pierre où il avait gravé son nom. Les enfants appaissent ensuite derrière un tulle, fantômatiques, avant d'entonner leur marche sur scène. Durant la courte durée du spectacle, nous voyons se multiplier les injustices, les mauvais traitements, les séjours au cachot, la révolte et la volonté de survivre de ces enfants, mais aussi leurs morts : entre famine, accidents, suicides, punitions, déshumanisation, une fillette perd son frère avant de se suicider deux jours plus tard, d’autres parviennent à voler une barque et à s’enfuir, d’autres encore essaient mais se font prendre. De multiples petites histoires viennent nous toucher, comme celle rappelant le film La vie est belle, une fillette racontant qu’un trésor est caché à un petit garçon pour qu’il vive mieux cette incarcération, la transformant en chasse au trésor… jusqu’à ce qu’il glisse et meurt dans ses bras, devant nos yeux, révélant qu’il croit avoir trouvé ces richesses dans un arbre. Autre moment particulièrement émouvant, le départ de Jules qui, avant de quitter définitivement l’île, souhaite passer une dernière fois au cimetière. Là, nous voyons apparaître sur le mur du fond une liste de noms, année par année de 1861 à 1876 (le bagne fermant définitivement en 1878, deux ans après la mort du propriétaire). Tant de morts dont les âges apparaissent. Tous jeunes. Bien trop jeunes…
La lumière revient alors sur scène, et nous découvrions la même île, en 2019 : la nature a recouvert les murs bâtis par les enfants, et des touristes se prélassent, racontant à leurs enfants l’histoire du lieu. Une claque qui marque la faute de l’oubli d’aujourd’hui. Enfin, un autre épisode marquant se produit durant ces années de pénitence : une mutinerie se lève, les surveillants perdent le contrôle et les enfants se révoltent violemment, allant jusqu’à enfermer certains d’entre eux dans le cachot avant de déclencher un incendie si important qu’il faudra six jours pour en venir à bout (malgré les seaux que donnent bien volontiers les musiciens depuis la fosse). La chaleur sera telle, nous dit-on, que le verre des vitre se déformera et que les autorités n’excluront pas que certains corps aient pu être réduits en cendres en plus des quatorze retrouvés.
La mise en scène simple et efficace de Pauline Laidet ne pourrait toutefois pas tant prendre vie sans le travail exceptionnel de la Mâitrise de l’Opéra de Lyon, décidément pleine de surprise et extrêmement douée. Sans aucun surtitre, l’ensemble des chants demeure compréhensible de manière exemplaire. Le groupe est uni dans la musique, l’ensemble est homogène, mais ces artistes prennent ici une autre dimensions : ils sont de véritables acteurs. On sent bien que cette histoire les a touchés et qu’ils mettent un point d’honneur à lui rendre justice, cette justice qui a manqué à ces enfants de leurs âges il y a moins de deux siècles. À leurs côtés, Simon Terrenoire interprète le grand Jules, notre guide de la soirée dans ses souvenirs, fragile mais assuré, portant la cicatrice de ce passé douloureux. Nicolas Mollard est le garde Radel, haineux, détestable et violent, de manière plus brutale et presque bestiale que son responsable, Monsieur Pérignon (Olivier Borle), tout aussi répugnant mais sans jamais se salir les mains. La baryton Mathieu Gardon est pour sa part le Comte de Pourtalès, mais aussi l’Inspecteur à qui il prête sa voix chaude et profonde, marquant l’autorité qu’il représente mais aussi le caractère rassurant qu’il veut avoir auprès des enfants. Malgré cela, il ne semble pourtant pas les sauver de leur enfer. Enfin, la mezzo-soprano Anne-Lise Polchlopek tient les rôles d’Augustine Brémond, du Docteur Grimaldi et de la Comtesse de Pourtalès. Malheureusement, son timbre, bien que profond, manque pour nous de douceur et sa prononciation n’est pas toujours assez claire pour être compréhensible.
Quant à la direction musicale, elle est elle aussi confiée à une femme, Karine Locatelli (qui avait justement aussi dirigé Borg et Théa). L’ensemble de musiciens de l’Opéra, moins de quinze, donne tout son appui et porte ainsi cette partition parfaitement adaptée pour un chœur d’enfants, surtout aussi exceptionnel que celui-ci, mais aussi pour un public aussi bien d’adultes que d’enfants, très nombreux ce dimanche (mais certainement aussi les autres jours). La lecture offerte ici fait ressortir à la fois l’horreur de la réalité dépeinte, mais aussi une certaine enfance et une belle énergie, traduisant les différents sentiments qui se succèdent sur scène.
Encore une très belle production que l’on ne peut qu’encourager à découvrir, émouvante et formidablement portée par cette maîtrise qui ne cesse de nous étonner.
08 avril 2019 | Imprimer
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