L’Opéra de Lyon donne actuellement au Radiant Bellevue de Caluire (avec qui il est en coréalisation) une nouvelle production de Histoire du soldat de Stravinsky en coproduction avec l’Opéra de Lausanne et l’Opéra de Montpellier, et mise en scène par Alex Ollé. Cela fait beaucoup d’opéras pour une œuvre qui, au final, s’apparente davantage à du théâtre, bien que le programme la présente comme un conte musical.
Composée en 1917, Histoire du soldat doit son livret à Charles-Ferdinand Ramuz, un auteur suisse dont le travail met généralement au premier plan les espoirs et les désirs de l'Homme, ce qui s’accorde parfaitement avec l’inspiration faustienne de l’œuvre qui nous intéresse ici. La création a lieu à Lausanne le 28 septembre 1918 avec l’acteur et metteur en scène Georges Pitoëff, Elie Gegnebin (le Lecteur) et Jean Villard (le Diable), sous la direction d'Ansermet. Une tournée dans différents villages helvétiques était alors prévue, mais la propagation de la grippe espagnole a avorté ce projet et il fallut attendre 1923, à Paris, pour pouvoir revoir cette œuvre.
Sébastien Dutrieux (le Soldat) ; © Stofleth
Si le mythe de Faust inspire l’Histoire du soldat, il ne faut pas non plus oublier un vieux conte russe compilé par Alexandre Afanasiev qui donne l’argument de la pièce : alors qu’il est en permission et rentre chez lui, un soldat pauvre croise le Diable qui le convainc de lui échanger son violon contre un livre hors du commun duquel il peut tirer une infinie richesse et y lire l’avenir. Une fois l’échange accepté, le Diable poursuit en invitant le soldat chez lui trois jours pour lui apprendre à jouer de l’instrument. L’homme accepte, mais il se rend compte une fois ce délais passé que ce ne sont pas trois jours mais trois ans qui se sont écoulés. Lorsqu’il revient dans son village, personne ne le reconnaît : ni sa mère, ni un ami, ni sa fiancée qui s’est mariée et a deux enfants. Le soldat décide alors d’utiliser le livre pour s’enrichir, mais la fortune accumulée ne le rend pas plus heureux, bien au contraire. Il décide alors de jouer aux cartes avec le Diable en misant tout son argent pour reprendre son violon. Bien que le Diable l’emporte, ce dernier est enivré et le soldat parvient à lui dérober son instrument, symbole de son âme. Il peut alors guérir la Princesse malade qui est promise à qui lui rendrait la santé. Malheureusement, le soldat est toujours en quête de bonheur, souhaitant à la fois ce qu’il a et ce qu’il avait. La Princesse et lui quittent le royaume, désobéissant au Diable qui emporte alors le soldat en enfer.
Ainsi que l’indique le site de l’Opéra de Lyon, Stravinsky est « contraint par les restrictions imposées par la guerre » et « conçoit cette œuvre sur le modèle du théâtre ambulant, avec une instrumentation réduite pouvant être jouée partout. Il créé ainsi une œuvre accessible à tous traversée par des influences multiples : du tango, du ragtime, du paso doble et même du jazz ». Le metteur en scène Alex Ollé va même encore plus loin en condensant les trois rôles (le Soldat, le Narrateur et le Diable) en un seul : le Soldat, cet être humain qui, comme tout un chacun, possède une part sombre et qui est ici dédoublé entre son corps et son âme, se remémorant ce qui s’est passé. « Nous comprenons petit à petit que le narrateur n’est pas un personnage extérieur à l’action, mais l’alter-ego du soldat, la partie de lui-même qui reste en vie, qui se souvient et qui nous raconte l’histoire de son passage par la guerre ».
Sébastien Dutrieux (le Soldat) ; © Stofleth
Scène de l’autodafé, Don Carlos ; © Stofleth
Bien que l’on puisse s’attendre à ce que le « mélange » des trois personnages en un seul soit complexe et difficile à suivre, Alex Ollé parvient par son travail à rendre cette vision extrêmement et étonnamment lisible. Dès les premiers instants, nous sommes plongés dans le noir complet avant de voir le soldat sur l’espace haut (avec les musiciens) prononcer ses premiers mots et que la scène ne nous montre un patient en cours d’opération. Le chirurgien sort sous nos yeux un petit violon de son corps avant que nous ne retrouvions le patient dans son lit, en coma ou bien à demi-conscient. La scène se révèle alors : nous sommes dans une chambre d’hôpital dont le mur carrelé blanc servira à diverses projections, mêlant images du passé et visions de l’esprit du soldat ou bien ouverture sur un autre espace, comme les premières images qui nous font voir le soldat marcher sur un chemin en pleine nature tandis que résonne la musique et qu’il parle de façon rythmée en expliquant qu’il rentre chez lui. La porte projetée devient réelle lorsque le soldat l’ouvre pour entrer sur scène. La dissociation s’opère alors, entre son corps inanimé et lui. La voix du Diable sort pour sa part du corps allongé sur le lit, mais il l’incarnera également lorsqu’il s’ordonnera de changer de vêtement pour ensuite se servir du livre et s’enrichir. Le « marchand d’objet » devient sous l’impulsion d’Alex Ollé un trader, marchand de biens irréels. Le monde réel, dans lequel se trouve son corps et qui voit passer les infirmiers et les médecins, rencontre ainsi le monde irréel et interne du soldat, mêlant les espace-temps sans jamais perdre le spectateur. La lisibilité devient toutefois un petit peu moins nette lorsque entre en jeu l’histoire de la Princesse, juste après que nous ayons assisté à une réunion au Centre de psychologie de crise qui efface totalement de la scène le lit d’hôpital et nous fait douter de ce que nous voyons : projection de l’esprit, souvenir, réalité ? Finalement, sans grande surprise, la famille donne son accord pour débrancher le soldat parallèlement au départ de celui-ci qui disparaît par la même porte que celle où il est entré, reprenant le même chemin qu’à l’aller mais en sens inverse. Lui qui venait de l’enfer de la guerre se retrouve condamné à retourner en enfer mais dans une mort qu’il qualifie lui-même de liberté lors de son ultime apparition dans l’espace du haut de la scène. Cet espace occupé par les sept musiciens est ainsi toujours présent, immuable, distant mais lié à l’espace en-dessous. Enfin, ajoutons que la trappe qui servait à faire entrer et sortir le lit du patient est employée une dernière fois : alors que l’ensemble des instruments de la chambre disparaît par d’autres trappes dans le mur et que le ménage est fait, un ensemble de portes frigorifiques caractéristiques d’une morgue apparait. Celle derrière le lit s’ouvre de même que la trappe pour laisser entrer le corps dans sa chambre froide perdue au milieu des autres devant une scène nue. Comme si tout ceci n’était rien de réel et n’avait jamais existé. Peut-être est-ce ici une ultime dénonciation de la manière dont la société a tendance à traiter le cauchemar vécu par ses soldats…
La musique de Stravinsky se mêle alors, parfois de manière paradoxale, au vécu du soldat et aux images que nous voyons, ponctuant cette soirée parfois poignante, admirablement portée par le comédien Sébastien Dutrieux qui en une heure et demie nous plonge dans l’éternité de ce soldat. Les autres acteurs présents sur scène aident également à créer ce tout complexe mais accessible conçu par Alex Ollé, et les saluts nous feront voir que celui qui était allongé sur le lit portait un masque à l’effigie du soldat, expliquant ainsi le caractère impassible et inquiétant né de sa vision lors des échanges avec son alter ego.
Une expérience qui sort des sentiers battus de l’Opéra, sans chant et avec peu de musique bien que cette dernière soit loin d’être sans importance, plaçant le violon en son centre de même que le livret, créant l’écho entre les âmes des violons et celui du soldat. Une belle découverte que nous ne pouvons que vous conseiller.
Histoire du soldat, Opéra de Lyon/Radiant Bellevue de Caluire, du 25 au 29 avril.
Elodie Martinez
(Caluire, le 25 avril)
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