L'ombre du Château de Barbe-Bleue s'immisce à l'Opéra de Dijon

Xl_le_chateau_de_barbe-bleue__c__mirco_magliocca_op_ra_de_dijon__11_ © Marco Magliocca

Cet weekend, l’Opéra de Dijon proposait à son public deux représentations du Château de Barbe-Bleue mis en relief avec les Métamorphoses de Strauss, posées en prologues afin de « plonger dans l’enfance de Barbe-Bleue et sonder l’origine des douleurs enfouies dans le passé », dans une mise en scène signée par le maître des lieux, Dominique Pitoiset – qui quittera ses fonctions après cette production. Encore déçu de sa Tosca, nous ne cachons pas que nous étions quelque peu inquiet à l’idée de cette nouvelle production. Heureusement, l’inquiétude fut vite dissipée.

Certes, nous retrouvons l’idée d’un décor simple, presque spartiate, posé sur un plateau ici noir, à peine surélevé, mais ce décor unique est une pièce maîtresse. Il est le lien physique entre les deux œuvres et nous faisant comprendre la chronologie qui les unit. Il est aussi la représentation de l’âme du château, qui devient presque un personnage à part entière, et un lieu de passage.

Posé au centre de la pièce, l’immense lit est presque une scène supplémentaire d’où entrent et sortent les personnages – nous y reviendrons – tandis que derrière, deux portes de penderies encadrent quelques étagères dans un meuble unique. C’est sur ce décor que s’ouvre le rideau, laissant voir une femme mourante, agonisante dans son lit. Dans le silence, on perçoit ses râles tandis qu’un enfant est assis au pied du lit et que trois adultes sont présents autour (deux femmes, dont une infirmière, chacune sur une chaise de part et d’autre, et un homme adossé derrière le lit). L’enfant s’allonge aux côtés de sa mère mourante, avant qu’une agonie nouvelle ne la saisisse, les séparant. Puis la mort vient, et le lit devient une couche mortuaire entourée de couronnes de fleurs. Finalement, le corps est aspiré à travers le matelas pour disparaître sous nos yeux, tandis que de nouveaux draps rouges sont posés et qu’une urne est déposée en évidence sur l’étagère du haut. Ainsi s’achèvent Les Métamorphoses et le prologue au Château de Barbe-Bleue.

Le Château de Barbe-Bleue, Opéra de Dijon (2025) © Marco Magliocca
Le Château de Barbe-Bleue, Opéra de Dijon (2025) © Marco Magliocca

Autant de détails qui n’en sont finalement pas et qui trouvent écho dans l’œuvre de Bartok dans cette mise en scène de Dominique Pitoiset. Par sa scénographie dépouillée mais minutieuse, il donne véritablement vie au château avec ce souffle, presque un râle, rappelant celui de la mère durant le drame qui suit. Avec ce traitement scénique, on s’interroge : la mère fut-elle la première – ou non – à être absorbée par le château, ou lui a-t-elle donné son âme au point de n’accepter aucune femme auprès de son fils dans une relation mère-fils quelque peu malsaine ? Elle l’aiderait ou le pousserait ainsi à accumuler les femmes comme des objets afin de parfaire son propre royaume et de les posséder toutes sans être lui-même possédé. Il reste ainsi uniquement à sa mère défunte, vivant finalement à travers la bâtisse.

La fragilité de l’orphelin transparaît d’ailleurs dans un premier temps grâce au jeu d’Önay Köse, avant que l’homme ne s’affirme à l’approche du dénouement. Pour autant, le travail du metteur en scène ne se limite pas à cette vision psychologique : il met en place des explications plausibles au texte fantastique, tout en servant son hypothèse de travail. Par exemple : le champ de fleurs est représenté par les bouquets mortuaires qui sont à nouveau posés par Barbe-Bleue. Il avait également lâché devant Judith un sac rempli de bijoux pour signifier les richesses derrière la porte ; un projecteur tourné vers le public montre un film pour révéler l’étendue du royaume, le matelas et le drap blancs représentent le lac de larmes blanc, et c’est de ce fameux matelas que ressortent les trois précédentes femmes de Barbe-Bleue. Quant aux placards en fond, ils sont parfois ouverts pour y révéler le jeune Barbe-Bleue, ou un passage vers un abysse où les anciennes épouses conduisent Judith malgré elle.

Le Château de Barbe-Bleue, Opéra de Dijon (2025) © Marco Magliocca
Le Château de Barbe-Bleue, Opéra de Dijon (2025) © Marco Magliocca

La dimension onirique plane ainsi sur la scène, agrémentée d’une psychologie réfléchie des personnages. Barbe-Bleue évolue tout comme Judith, que la curiosité et l’envie mènent à sa perte : si elle souhaite d’abord faire entrer la lumière et ouvrir les portes parce qu’elle aime son mari, c’est ensuite une réclamation de sa part, une exigence pour matérialiser son amour à lui à son égard. Le traumatisme de l’enfance, posé comme explication et fil conducteur, n’est finalement qu’un prétexte pour la continuité entre les œuvres et pour peut-être supposer que l’âme dans les murs est celle de la mère. Önay Köse offre ainsi un rôle-titre imposant, tant par son physique que par sa voix grave qui laisse se déployer toute la noblesse de sa basse, teintée des fragilités de l’enfance appelées ici. Les miroitements caverneux rendent justice à la partition face à la Judith énergique et vive d’Aude Extrémo. Toutefois, la projection emble se perdre dans la salle, « s’éparpillant » de manière latérale et non volant droit devant elle, à notre rencontre. Il faut dire que nous étions présent hier et qu’une représentation avait déjà eu lieu la veille au soir ; la partition n’étant pas tendre avec elle, peut-être est-ce là l’explication de ce ressenti. Il n’en demeure pas moins que l’interprétation est d’une grande justesse de ton, de l’assurance des débuts amoureux à la terrifiante peur des déboires tragiques qui la dévoreront finalement.

Le Château de Barbe-Bleue, Opéra de Dijon (2025) © Marco Magliocca
Le Château de Barbe-Bleue, Opéra de Dijon (2025) © Marco Magliocca

La grande et belle surprise de la soirée demeure néanmoins en fosse, où l’Orchestre Français des Jeunes brille de mille feux sous la direction de sa nouvelle cheffe, l’Estonienne Kristiina Poska. Malgré le jeune âge de ses musiciens, et le fait que l'OFJ accompagnait pour la première fois de son histoire une œuvre lyrique mise en scène, l’orchestre n’a définitivement pas à rougir de la moindre comparaison avec des ensembles davantage rôdés : sous la baguette experte et bienveillante de la maestra, les pupitres tissent une toile musicale dans laquelle les notes perlent et glissent en nuances et en perspectives, rendant la grâce d’une musicalité à plusieurs niveaux, bien loin de la moindre unilatéralité. Présent dans l’ombre de la scène, les cuivres se déploient pour l’ouverture de la cinquième porte avec l’intelligence de ne pas écraser pour autant la fosse. L’équilibre est intelligemment maîtrisé et l’on ne peut que saluer le travail exemplaire et le rendu magistral de l’Orchestre et de la direction musicale de Kristiina Poska.

Au final, ce Château de Barbe-Bleue proposé par l’Opéra de Dijon a su offrir une vision fantastique sans verser dans le sanglant pourtant facile. On se laisse aisément porté tant visuellement que musicalement, la puissance et la délicatesse du détail se nourrissant l’un l’autre pour un rendu fort de sa fragilité.

Elodie Martinez
(à Dijon, le 12 janvier 2025)

Le Château de Barbe-Bleue, à l'Opéra de Dijon les 11 et 12 janvier 2025.

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