Ainsi qu'il l’avait expliqué en novembre dernier, Leonardo García Alarcón tenait à ce que ce soit L’Orfeo de Monteverdi – déjà immortalisé par un enregistrement – qui marque la réouverture de La Cité Bleue à Genève, dont il est le directeur. Un rendez-vous que l’on attendait depuis avec impatience, et qui fut à la hauteur de cette attente.
Bien que l’œuvre ait déjà été donnée maintes fois, bien que l’on ait pu l’entendre à de multiples reprises, le chef argentin parvient toujours le miracle de faire entendre cette musique comme si c’était la première fois. D’autant plus dans cette Cité Bleue au système acoustique unique en Suisse, et encore rare – voire inconnu – en France. Nous y reviendrons plus en détails prochainement.
L'Orfeo, La Cité Bleue © François de Maleissye-Cappella Mediterranea
C’est l'esprit curieux que nous entrions donc dans cette salle à l’intérieur flambant neuf. Dès l’accueil, tout est fait pour que le public se sente bien, et nous entrons finalement dans une salle à taille humaine, avec ses quelque 300 places environ. L’esthétique est plaisante, la couleur bleu du lieu apporte quelque chose de reposant, et les murs avec leurs lamelles de bois offrant des contours et un habillage gracieux. La scène n’est pas très grande, à l’échelle de la salle, de même que la fosse, mais le tout permet d’accueillir l’ensemble des artistes pour cette soirée historique.
Nous étions prévenus : l’acoustique du lieu était particulièrement pensée et travaillée. Il ne fallait pas s’attendre à moins avec un artiste comme Leonardo García Alarcón à la tête du projet. La musique parvient ainsi naturellement à nos oreilles, avec un son quasi idéal et une qualité au moins aussi bonne que dans un opéra – si ce n’est même meilleure que dans certaines salles – grâce au travail de réverbération. À cela s'ajoute un véritable jeu de placement des musiciens tout au long de la soirée, permettant des effets surprenants et une éveille constante des oreilles.
Car si l’on nous avait conviés à une version de concert, c’est en réalité bien plus que cela qui était proposé avec une version semi-scénique dans laquelle tous les artistes (instrumentistes compris) se déplacent et participent à la vision globale du spectacle. Parfois dans la fosse, parfois sur scène, parfois entre les deux, ou encore dans la salle ou en coulisses… Ils multiplient les apparitions et jouent avec l’espace, sa sonorité, et nos attentes. Les mouvements sont poétiques, les déplacements sont réfléchis, et malgré la taille de la scène, cette dernière devient sans difficulté de verts pâturages ou les Enfers. Une spacialisation aidée par les éclairages, et l’on regrette que le programme de salle ne mentionne pas les noms des responsables des lumières et de la mise en espace. Quant au violoniste Yves Yitier, il surprend tout le monde avec son talent de danseur, alliant ses deux arts pour notre plus grand plaisir sur scène. Un numéro qui aura su marquer les esprits !
Fabien Hyon et Alessandro Giangrande, L'Orfeo, La Cité Bleue © François de Maleissye-Cappella Mediterranea
Vocalement, la soirée est aussi une belle réussite : non seulement le Chœur de chambre de Namur est à la hauteur de son talent et d’une réputation qui n’est plus à faire, mais on le sent déjà ici chez lui. L’équilibre des pupitres égale l’excellence globale de l’ensemble, et chacun possède une identité au service de celle de l’ensemble et de la musique. Parmi ces artistes, la soprano Estelle Lefort sort des rangs pour le rôle de la Ninfa, de même que la basse Philippe Favette pour celui d’un solide Spirito.
De son côté, le contre-ténor Leandro Marziotte débute la soirée de manière un peu fragile avec une projection qui peine à se faire entendre, mais il finit par passer outre ces difficultés pour livrer une belle interprétation de son Pastore plein de vie. Il convient néanmoins de citer l’ensemble des Pastori, tous plus convaincants les uns que les autres : Matteo Belloto, Alessandro Giangrande – qui est aussi un Apollo solaire ainsi que nous le notions déjà au disque – et Fabien Hyon, qui incarne également un Spirito ainsi qu’un très bel Eco. Tous ces rôles secondaires sont d’une redoutable efficacité et ciselé avec talent. Une attention portée aux détails qui montre l’engagement total du chef et de l’ensemble des artistes présents.
La « puissante languissante » du Caronte que nous relevions dans le disque résonne avec encore plus d’éclat depuis la fosse (rehaussée). Salvo Vitale laisse entendre toute la profondeur et l’autorité de sa voix au charme impénétrable mais pénétrant. Andreas Wolf – mémorable Jésus il y a quelques mois à Paris – est un luxe en Plutone et forme avec Anna Reinhold (Proserpina et Speranza) un couple infernal terriblement efficace. Le charisme qu'ils déploient leur confère une autorité royale indiscutable. Mais au-delà de ce qu’ils dégagent, on ne peut qu’être convaincu par les deux voix à la déclamation portée avec grâce. Solides, elles posent à elles seules le décors des enfers avec tout le respect qu’ils impliquent.
Giuseppina Bridelli, L'Orfeo, La Cité Bleue © François de Maleissye-Cappella Mediterranea
Nous ne boudons pas notre plaisir de retrouver Giuseppina Bridelli dans le rôle de la messagiera. Malgré l’absence de surtitrage – la salle venant à peine d’être livrée, cette question technique est encore en cours de réflexions – la mezzo-soprano nous livre un récit émouvant, fort, frappant, chargé d’images par son simple chant. Nul besoin de texte finalement. Si l’ensemble de la soirée nous l’a démontré par la magie et la puissance de la musique, ce moment particulier demeure l’acmé de la démonstration. On suit sans mal cet instant fatidique que la cantatrice porte en elle avec son message. D’ailleurs, elle ne livre pas simplement ce récit : elle l’enfante presque, tant elle lui donne corps et âme, avec cette voix si reconnaissable que l’on reconnaît aux premières notes.
Bien sûr, c’est à Mariana Flores d’incarner à nouveau La Musica – dans une superbe robe bleue en hommage à la salle de son mari – ainsi qu’Euridice – alors dans une robe rose. Bien qu’elle n’occupe que brièvement la scène, on connaît bien le talent de la soprano et son implication pleine et entière dans les incarnations des personnages qu’elle sert jusqu’au bout des ongles. La voix sculpte l’émotion dans les airs, comme si elle était palpable, et touche avec justesse. Face à elle, l’Orfeo de Valerio Contaldo, idyllique, passant par les facettes multiples du personnage. Légère dans le joie, profonde dans la peine terrible de l’amant, la voix suit avec aisance les turpitudes du héros. Les couleurs de la palette s’empreignent de reflets multiples pour cet Orfeo solaire.
Mariana Flores, L'Orfeo, La Cité Bleue © François de Maleissye-Cappella Mediterranea
Enfin, Cappella Mediterranea se montre au-delà de toutes les attentes – pourtant très hautes compte-tenu de la qualité de l’ensemble. L’excellence est partout, dans chaque note, chaque silence, chaque respiration. Au-delà d’un ensemble, c’est une famille qui se dresse et qui joue devant nous, attentif à chacun, portant l’autre pour le sublimer. A la tête de cette famille, Leonardo García Alarcón illumine la partition de son savoir, de son intelligence et de sa sensibilité. Il est heureux de nous accueillir ce soir chez lui, chez eux, pour partager avec nous le rêve de cette Cité Bleue. Son attachement à Genève est profondément ancré, et sa joie d’être ici est communicative. Avec sa direction, et les artistes de talents qu’il dirige, il illustre à merveille les propos de son introduction : « la musique ancienne n’existe pas : à partir du moment où elle est jouée, elle est actuelle ».
Cet Orfeo est donc profondément actuel et ouvre grand les portes de cette nouvelle Cité Bleue qu’il nous tardait de découvrir. Une inauguration de salle poursuivie le lendemain – nous y reviendrons – et qui offre de belles promesses pour un avenir que l’on espère aussi radieux que son directeur. Car « le moment est finalement arrivé : on est là ».
Elodie Martinez
(Genève, le 9 mars 2024)
L'Orfeo de Monteverdi, le 9 mars 2024 à la Cité Bleue de Genève.
11 mars 2024 | Imprimer
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