Samedi sonnait la Première de Maria de Buenos Aires à l’Opéra de Lyon, une nouvelle production en partenariat avec le Festival des Nuits de Fourvière qui l’a créée le 24 juin dernier. La mise en scène et les décors sont signés par Yaron Lifschitz, qui dirige ici les acrobates de la compagnie Circa et deux danseuses du Ballet de l’Opéra (Abril Diaz et Anna Romanova) en plus des deux solistes présents sur le plateau. Le tout pour un opéra tango qui ne pouvait que piquer notre curiosité…
L’œuvre est composée en 1968 par Asto Piazzolla sur un livret de Horacio Ferrer, et s’avère être le seul opéra tango que l’on connaisse aujourd’hui, montrant que l’art lyrique peut s’ouvrir à bien des musiques. Le résultat est une œuvre extrêmement poétique, à forte puissance dramatique mais sans pour autant conter l’histoire d’un drame, ou même une histoire clairement établie : « c’est un cycle de chansons ou de poèmes qui raconte vaguement l’histoire d’une femme – Maria – qui semble mourir deux fois et donner naissance à elle-même. Aucun risque de déflorer l’intrigue, car vous ne saurez pas l’histoire en regardant le spectacle » nous prévient le texte d’intention. Et effectivement, l’intrigue n’est pas à suivre ici, mais à vivre, à ressentir. Un peu comme un tango dont les pas nous échappent, mais qui nous entraîne au fond de lui-même, du texte poétique de Horacio Ferrer et des dix-sept tableaux qui composent l’œuvre.
Wallis Giunta (Maria), Maria de Buenos Aires, Opéra de Lyon ; © Agathe Poupeney
Yaron Lifschitz prend le parti difficile de ne surtout pas faire danser le tango sur scène, et aborde la production comme un poème, « comme le rêve d’un tango et le tango d’un rêve ». Les acrobaties se succèdent, entre portés, lancés, ou encore figures aériennes grâce à des sangles ou un trapèze. Quelques mouvements chorégraphiques et pauses saccadées permettent tout de même de rappeler celles du tango efficacement, mais jamais le tango n’est réellement dansé. La seule exception est celui effectué par un couple de mains projeté en direct sur l’écran en fond de scène. Tout n’est que suggestion, ressenti, danse et brûlure intérieures. Cette mise en scène est elle-même un poème, dont les dix-sept tableaux forment dix-sept strophes qui sont chacune un poème à part. La mise en abîme et en abysse est poétique et doit se vivre de l’intérieur de la salle, comme si c’était de l’intérieur de Maria. Pour obtenir ce résultat, Yaron Lifschitz emploie des choses simples : un plateau blanc tournant, que l’on pourrait apparenter à un disque – pourquoi pas celui du gramophone qui fait son apparition sur scène, en retrait –, quelques cubes, une boule suspendue que les acrobates lancent et évitent, ou encore l’écran géant en fond de scène. Celui-ci permettra des prises de vues en temps réel, dont le zoom sur les yeux hypnotisant de Maria, mais aussi des vues du plateau depuis le dessus, comme pour l’image finale du spectacle. L’écran sert également pour la diffusion du texte, et c’est là le bémol et la limite de cette mise en scène : le texte – absolument magnifique – est souvent difficile à lire. Il est parfois en partie caché par les acrobates par exemple, mais il est aussi proposé de manière assez désagréable en plaquant un texte entier, en bloc, qui ne permet pas d’apprécier la beauté des mots et des images qui en découlent. Il arrive que le texte espagnol se transforme petit à petit en texte français venant ainsi se superposer sur lui-même tandis que de nouvelles lignes apparaissent, ou que l’ensemble de l’écran soit recouvert par le texte, ou encore qu'il débute par le bas et remonte, etc. Les effets visuels sont intéressants et cassent la monotonie, mais le résultat s’avère malheureusement indigeste. D’autant plus que la vue est souvent happée par les numéros et la scène, poussant finalement à passer outre la lecture pour pouvoir apprécier le spectacle, ce qui est fort dommage compte-tenu de la beauté du livret.
Maria de Buenos Aires, Opéra de Lyon ; © Agathe Poupeney
Les deux protagonistes de la soirée participent à certains numéros, et s’intègrent à l’ensemble tout en s’en détachant. C’est avec grand plaisir que nous retrouvions Wallis Giunta – découverte le mois dernier à Montpellier dans La Cenerentola – dans le rôle de Maria. D’abord vêtue de rouge, elle finit par porter une robe noire qui la mêle au reste des acrobates après sa mort. Envoûtante à souhait, charmante et charmeuse, forte même dans sa fragilité, elle offre à Maria un charme dilué à la chaleur argentine. Elle attire sans difficulté le regard grâce à sa longue chevelure rousse et l’aura qu’elle dégage. Son thème, qu’elle chantonne et reprend dans la soirée, agit comme un sortilège doux dont on prend plaisir à être la victime. La voix est ambrée, se teinte du soleil et de la moiteur des rues de Buenos Aires pour mieux devenir « l’ombre des tangos qui furent et de ceux qui n’existent pas encore ». Si Maria est « oubli entre toutes les femmes », son souvenir restera vivace dans l’esprit – saint ou non – de celles et ceux qui auront eu la chance de la voir ce soir. Quant à Luis Alejandro Orozco, il prête sa voix au Duende ainsi qu’aux autres personnages masculins du livret. La voix est grave, dans un registre vocal assez bas pour s’engouffrer dans les méandres de l’âme, ce qui restreint quelque peu le champ des nuances. L’implication du chanteur permet toutefois de passer outre pour offrir des personnages entiers, des airs et des déclamations habités.
Côté fosse enfin, Valentina Peleggi est à la tête de l’Ensemble Negracha et de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon pour magnifier avec brio la partition d’Astor Piazzolla. Le tango habite chaque note et se déverse avec une langueur mielleuse dans la salle, les textes parlés et ceux chantés trouvant dans le souffle des instruments l’ombre de leur être. Le public ne s’y trompe pas et applaudit chaleureusement la cheffe à son arrivée sur scène.
Au final, plus qu’un « petit opéra tango », c’est une véritable expérience poétique qu’offre l’Opéra de Lyon avec cette Maria de Buenos Aires. Qu’on ne se méprenne pas cependant : la poésie qui est à l’œuvre ici n’est pas celle de l’esthétique légère et onirique, mais celle qui puise sa beauté dans ce qu’elle a de spleen et d’idéal.
Elodie Martinez
(Lyon, le 15 janvier)
Maria de Buenos Aires, Opéra de Lyon, jusqu'au 23 janvier
17 janvier 2022 | Imprimer
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