Maria de Buenos Aires dans sa version complète à La Cité Bleue

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Hier soir, La Cité Bleue de Genève invitait à voyager jusqu’en Argentine avec Maria de Buenos Aires, donnée pour la première fois depuis 1968 (date de sa création) dans sa version complète afin d’en savourer toutes les notes. Malheureusement, si la musique d’Astor Piazzolla est magnifiquement mise à l’honneur, le pauvre Horacio Ferrer et son livret paraissent un peu oubliés ici...

Maria de Buenos Aires est un ovni musical, une operita plus communément sous-titré aujourd’hui d’opéra-tango. Une pépite musicale dont la partition est un roman à elle seule tant la musique raconte et invite à la suivre. Toutefois, ce qui frappe aussi dans cette œuvre, c’est son livret qui fait appel à des images, des mots d’argot, parfois crus, mais d’une poésie sublime en tout point. Tel un long poème vaporeux, qui cache autant qu’il dévoile, il dessine l’histoire de Maria, cette jeune femme arrivant en ville, qui finit par se prostituer avant de mourir dans la première partie pour revenir sous la forme de son Ombre. Elle se rachète ainsi, tombe enceinte et accouche d’une petite fille également appelée Maria. A travers cette figure de femme, c’est aussi le tango qui s’incarne et se raconte.

Maria de Buenos Aires, La Cité Bleue (2025) © Giulia Charbit
Maria de Buenos Aires, La Cité Bleue (2025) © Giulia Charbit

Dans le spectacle proposé par La Cité Bleue, William Sabatier (bandonéon et direction artistique) indique : « le texte de Duende, souvent mal compris, mérite d’être entendu comme un véritable instrument. Ferre a écrit un livet musical, où les mots, souvent en lunfardo ou néo-lunfardo, perdent leur sens littéral pour devenir matière sonore (...) Mon ambition est de faire de Maria de Buenos Aires une expérience sonore unique, centrée sur la musicalité et l’émotion pure, au-delà des barrières linguistiques ». Si l’argument peut s’entendre, il n’en demeure pas moins qu’un livret, surtout si beau, mérite aussi d’être lu en plus d’être traité comme matière sonore. C’est là le gros bémol de la soirée, car le sur-titrage manque cruellement.

Pour toute personne lambda ne connaissant pas l’histoire, il est difficile – voire impossible – de la comprendre ici. La mise en espace d’Amélie Parias ne permet malheureusement pas de tout saisir. On voit effectivement les tables et les chaises évoquant nettement un café, on comprend bien que Maria, en fond de scène, se prostitue, on la voit s’écrouler, morte, et chaque personnage est lisible. On s’interroge néanmoins sur l’apparition de Maria en début de soirée, qui semble surgir de l’esprit de Duende, prenant vie tel un être fantomatique mais qui s’avère finalement bien réel. A-t-il rêvé la Maria qui arrive à Buenos Aires ? Est-ce un être palpable né des limbes d’un esprit avant de devenir une Ombre plus vivante qu’avant sa mort ? Le mystère demeure, s’accordant à celui du texte... qui demeure malheureusement insaisissable pour tout non hispanophone – même pour ces derniers d’ailleurs, l’ensemble du texte n’est pas forcément toujours accessible. Toutefois, si la mise en espace n’aide que peu la compréhension générale, on n’en blâmera pas Amélie Parias : sans l’aide du sur-titrage, l’exercice est bien périlleux. De plus, le fait que l’unique note d’intention du livret de salle soit signée du directeur artistique et non de sa main laisse croire que la vision offerte est davantage celle de William Sabatier que la sienne. Musicalement, la version complète livrée est totalement prenante ; on a finalement du mal à pointer les tableaux reconstitués, le tout n’offrant pas de longueur ainsi qu’une linéarité naturelle. Tout est à sa place.

Maria de Buenos Aires, La Cité Bleue (2025) © Giulia Charbit
Maria de Buenos Aires, La Cité Bleue (2025) © Giulia Charbit

Au centre de la scène, William Sabatier fait montre de tout son talent et de sa dextérité. Le bandonéon, qui est même un personnage à part entière, est la star de la partition. On apprécie tout particulièrement le travail du musicien qui respire par son instrument, l’utilise sous toutes les formes possibles : les coups en font une légère percussion, comme des battements de cœurs, l’air qu’il expire en fait des poumons, les touches jouent sur le doigté... Les nuances qu’en sort l’instrumentiste sculptent une personnalité entière, chatoyante, dangereuse à la force d’attraction envoûtante. Bien qu’au centre de la scène et de la musique, l’ensemble des musiciens qui l’entourent forme un tout homogène, qui s’accorde à chacun dans une écoute de chaque instant. Les nombreux regards tournés les uns vers les autres afin de rester ensemble sont un signe de l’attention porté à chaque instant. Grâce à leur travail, nous sommes transportés à Buenos Aires.

Le voyage est aussi et surtout possible grâce aux trois artistes vocaux, à commencer par le Duende de Sebastian Rossi dont la voix nous mène sous le soleil orangé de la ville, dans les ruelles étroites, la moiteur écrasante de la pénombre ensoleillée. La déclamation est superbe dans cette langue chantante et l’incarnation complète, dans la douceur comme dans la rage, dans la mesure comme dans l’excès. « La ultima grela » qu’il offre en bis de la soirée laisse aussi entendre qu’il sait chanter.

Diego Valentin Flores (le frère de Mariana Flores), est un Gorrion d’exception. Sa voix nous avait déjà charmé dans Ernest & Victoria où il demeurait secondaire. Là, en pleine lumière, il brille de mille feux par son chant solaire, incandescent, suave, au croisement de différents styles musicaux. Entre comédie musicale, lyrique, tango ou même crowner latin, les reflets divers en font une voix unique d’une profonde richesse.

Enfin, Sol Garcia incarne avec beauté cette Maria de mystère, entre réelle et irréelle. Ses racines théâtrales lui confèrent un charme et une présence scénique, une aisance du mouvement ou encore une évolution, tandis que la voix envoûtante nous happe depuis les coulisses avant même son entrée sur scène. Puis vient enfin le cri de délivrance, « Yo soy Maria », où le chant exulte lui aussi, plus expansif. La sonorisation des chanteurs ne gêne pas, l’ensemble orchestral pouvant se montrer particulièrement puissant.

Au final, les artistes offrent trois bis au public, un par chanteur : « Yo soy Maria » pour Sol Garcia, « Chiquilin de Bachin » de Piazzola pour Diego Valentin Flores, ainsi que « La ultima Grela » (de Piazzola et Ferrer) pour Sebastian Rossi. On ressort donc musicalement conquis, mais tout de même agacé de ne pas avoir pu comprendre le texte ni le suivre un minimum, même par la mise en espace. Aussi musical soit-il, un texte – surtout dans une œuvre scénique – mérite d’être entendu dans tous les sens du terme.

Elodie Martinez
(le 6 mars 2025 à Genève)

Maria de Buenos Aires à la Cité Bleue de Genève jusqu'au 8 mars 2025.

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