Mitridate à Montpellier : un plaisir renouvelé

Xl_mg1_1730_redimensionner © Marc Ginot

On pourrait s’interroger sur l’intérêt de revoir une même production à seulement un mois et demi environ d’intervalle, comme c’est le cas pour le Mitridate d’Emmanuelle Bastet créé à l'Opéra de Lausanne fin février. Le renouvellement de la distribution était néanmoins un attrait suffisant pour nous donner envie de revoir ce spectacle, d’autant plus que, malgré la réussite globale de la mise en scène, nous notions alors : « la grande force de la production réside dans la fosse dirigée par Andreas Spering ainsi que dans sa distribution impeccable et plus particulièrement son couple central incarné avec un incommensurable talent par Lauranne Oliva et Athanasia Zöhrer ». Grand bien nous en a pris, car si nous ne revenions pas particulièrement pour la scénographie, nous l’avons en réalité redécouverte dans la salle de l’Opéra de Montpellier où elle semble prendre un second souffle revigorant.

L’écrin montpelliérain offre effectivement une nouvelle perspective ou perception de la mise en scène, dont l’intimité et la force en ressortent d’autant plus. Les jeux de déplacements des escaliers mentionnés dans notre précédente chronique paraissent plus fluides, l’intériorité des personnages, leurs trames psychologiques représentées via le plateau s’articulent de manière plus lisible encore... Le ballet global nous emporte davantage dans son histoire, dans sa lecture épurée d’un drame intime sur fond politique. Les plans se mêlent dans une lisibilité toujours aussi remarquable.

Mitridate, re di Ponto - Opéra-Orchestre National de Montpellier (2025) (c) Marc Ginot
Mitridate, re di Ponto - Opéra-Orchestre National de Montpellier (2025) © Marc Ginot

Quant aux lumières déjà citées en février de François Thouret, elles paraissent particulièrement vivantes ce soir : le bleu phtalocyanine du décor prend des teintes violettes selon l’éclairage, quand il n’aspire pas les personnages dans un noir ténébreux qui leur permet de disparaître littéralement sous nos yeux – un tour visuel déjà réussi à Lausanne. Les reflets dorés, bleutés mais surtout rouges lors de la scène finale offrent une dimension supplémentaire à toute la scénographie, la parant comme un bijou vient relever une robe somptueuse. Un collègue, placé à l’étage, nous a indiqué que les jeux d’ombres projetées au sol étaient eux aussi particulièrement intéressants, comme lorsque ce « mur » fait de carrés où trônent des bougies / lumières descend et qu’il fait naître sur le parterre la représentation de la prison interne des personnages. N'oublions pas de mentionner aussi les costumes de Tim Northam qui participent à la réussite globale. Ainsi, si la mise en scène nous avait laissé une impression relativement neutre malgré une indéniable réussite, nous ressortons davantage conquis à la fin de cette représentation montpelliéraine qui renouvelle notre vision sur la production, comme si nous assistions à un nouveau spectacle.

Mitridate, re di Ponto - Opéra-Orchestre National de Montpellier (2025) (c) Marc Ginot
Mitridate, re di Ponto - Opéra-Orchestre National de Montpellier (2025) © Marc Ginot

N’oublions pas enfin de souligner la direction d’acteurs d’Emmanuelle Bastet, toujours aussi travaillée, ciselée, millimétrée, surtout d’une infinie et d’une intime justesses. Le fastueux ne réside décidément pas dans les décors impérieux, majestueux ou imposants : il peut parfois être le trésor lumineux d’une complexe simplicité. Tout l’art est alors de lui donner vie pour que son cœur battant s’unisse au rythme de la soirée dans une communion avec la salle, mais aussi la fosse.

De ce côté-là, la magie opère également. À la tête de l’Orchestre national Montpellier Occitanie, Philippe Jaroussky imprègne la partition de sa patte baroque. Il est parfois étonnant de voir comment les mêmes notes peuvent se colorer d’une manière particulière pour un résultat à la fois similaire et pourtant totalement différent ! Les accents des cordes, les trilles, les impulsions, le souffle vital qu’insuffle le chef offre une perspective chatoyante à ce Mitridate qui prend de nouvelles dimensions dans cette fosse montpelliéraine.

Sur scène, c’est à Levy Sekgapane qu’incombe avec éclat le rôle-titre. Ses premières notes sont tels les rayons du Soleil perçant les nuages. La voix chaude miroite, brûle, enflamme, réchauffe, brille dans un chant incandescent. Les fragilités du roi s’affichent comme sa fureur, ses émotions l’emportent dans une tempête explosive dont il ne sortira que par sa mort, apaisée et apaisante. Le phrasé est posé, royal, en harmonie avec l’élasticité du timbre qui n’oublie pas d’être solide et impétueux au besoin.

Mitridate, re di Ponto, Opéra Orchestre national Montpellier (2025)
Mitridate, re di Ponto - Opéra-Orchestre National de Montpellier (2025) © Marc Ginot

Le premier de ses fils, le traître repenti Farnace, est interprété par la mezzo-soprano Hongni Wu dont le travestissement est remarquable : ses postures s’avèrent naturelles, crédibles, et le jeu global de la cantatrice est parfaitement convaincant. Elle donne le change sans excès, appuyant cette réussite scénique par celle d’une ligne de chant souple, expressive, au souffle profond. Le second, Sifare, apparaît sous les traits de Key’mon W. Murrah que le programme présente comme un contre-ténor mais que l’on aurait tendance à rapprocher des sopranistes après l’avoir entendu ce soir. La voix cristalline perce de manière lumineuse et puissante les méandres du personnage. Le timbre se marie à merveille avec celui de son Aspasia, tandis que le jeu s’avère là aussi convaincant pour ce jeune homme partagé entre le devoir filial, sa fidélité envers la couronne et l’amour qu’il porte à la reine. S’il succombe au dernier, il ne renonce pas pour autant aux premiers mais craint, comme tous, la fureur de son géniteur quelque peu paranoïaque et jaloux – à raison.

L’objet de l’amour de ces trois hommes est incarné par Marie Lys qui livre une Aspasia techniquement superbe : trille, envolée, modulation, puissance, maîtrise du phrasé... Davantage de rondeurs dans la voix au dernier acte pourrait apporter plus de douceur dans l’interprétation, mais c’est là un infime détail dans la soirée. Néanmoins, si son jeu offre à voir une Aspasia plutôt crédible, quelques légers excès font perdre de son naturel au personnage, comme dans sa frayeur de Mitridate ou sa tristesse de voir partir Sifare dans la première partie. Cette impression vient peut-être aussi d’une alchimie peu marquée entre les deux amants, qui ne relève pas de leurs qualités d’acteurs : la magie des rencontres ne se contrôle malheureusement pas. Ainsi, la cambrure qu’opère la soprano lors de son tête-à-tête avec son amant nous laisse une impression d’excès dans la réaction du personnage dont le plaisir nous semble disproportionné à cet instant précis. Toutefois, aurions-nous noté ce « manque » d’alchimie si nous n’avions pas vécu celle, remarquable, de Lausanne ? Il est possible que non, ce qui aurait peut-être changé notre vision sur ce point. Il est difficile de le savoir présentement, mais bien que nous nous refusions toute comparaison entre les interprètes des deux productions par respect pour eux, il ne serait pas honnête de taire ce léger doute né de notre impression marquante lausannoise.

Lauranne Oliva (Ismene) et Hongni Wu (Farnace), Mitridate, re di Ponto, Opéra Orchestre national Montpellier (2025)
Lauranne Oliva (Ismene) et Hongni Wu (Farnace), Mitridate, re di Ponto - Opéra-Orchestre National de Montpellier (2025) © Marc Ginot

Nous retrouvions par ailleurs Lauranne Oliva qui, après avoir brillé en Aspasia, s’illustre cette fois-ci dans le rôle d’Ismene. Bluffante par un jeu sans faille qui laisse transparaitre les intentions du personnage sans même avoir à ouvrir la bouche, elle livre une interprétation qui confirme l’attrait qu'elle suscite. Il ne serait pas tel si le chant ne venait pas bien sûr appuyer avec brio, en premier lieu, le talent global de la jeune soprano. Quant à Nicolò Balducci et Remy Burnens, ils reprenaient respectivement leurs rôles d’Arbate et de Marzio et renouvellent notre enthousiasme. Le premier projette sa voix claire, légère, assurée dans une solide ligne éthérée, tandis que le second nous gratifie de son timbre solaire et d’une interprétation qui ne laisse pas son personnage sombrer dans l’oubli malgré sa brièveté.

Au final, nous avons eu l’heureuse surprise de redécouvrir le travail d’Emmanuelle Bastet pour confirmer que l’intérêt de revoir une production, même à des dates rapprochées, est réel. Ce Mitridate montpelliérain est donc une réussite sur tous les plans (scénique, musical, vocal) qui clôt avec brio une saison riche de belles surprises. Vivement la prochaine !

Elodie Martinez
(Montpellier, le 8 avril 2025)

Mitridate, re di Ponto à l'Opéra de Montpellier jusqu'au 12 avril 2025.
Concert enregistré par France Musique pour diffusion le 17 mai 2025 à 20 heures dans l’émission Samedi à l’Opéra présenté par Judith Chaine. Puis disponible en streaming sur le site de France Musique et l’appli Radio France.

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