Negar à Montpellier : lèvement de voile sur une création bouleversante

Xl_2._negar_oonm___marc_ginot © Marc Ginot

Après avoir été créé en octobre 2022 au Deutsche Oper Berlin, Negar arrive enfin à Montpellier pour sa création française. Si l’on s’attendait à un spectacle intéressant et émouvant – en connaissance du travail de Marie-Eve Signeyrole dont La Soupe Pop reste à jamais gravée dans notre mémoire – il faut bien admettre que nous étions encore loin du compte. Bien plus qu’une claque ou qu’un coup de poing, Negar est venu chercher au plus profond de nous une humanité pour l’extirper en laissant une cicatrice dont on gardera à jamais la trace.

Qu’est-ce que Negar exactement ? L’œuvre se définit comme un « conte documentaire en quatre actes », un théâtre musical, une commande passée par le Deutsche Oper Berlin et l’Opéra de Montpellier. Le livret mélange le persan, le français et l’anglais afin de nous plonger à Téhéran, en 2013. Shirin – dont le nom signifie « sucré » ou « bonbon » – y revient après avoir quitté le pays étant enfant, et retrouve ses amis d’alors : Negar – prénom qui signifie « amoureuse » – et son frère Aziz – « aimé », « puissant ». Ils la prennent sous leurs ailes, l’hébergent comme un membre de la famille auprès de leurs jeunes autres frères et sœurs. Le soulèvement contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad est encore dans les mémoires, et la répression est omniprésente. Plane partout la menace de se faire attraper « si on sait ». Tant que l’on demeure caché – voilé – tout va bien, comme en témoigne la possibilité pour Negar de chanter dans des arrière-salles malgré l’interdiction de spectacles en public (entre autres). Une vie privée parallèle à celle que l’on veut bien montrer publiquement. Dès le début de l’œuvre, tout est dit : on peut aimer qui on veut, du moment que ça ne se sait pas. C’est d’ailleurs ce qui sera au cœur de l’histoire, car un triangle amoureux va rapidement se former : Aziz souhaitera demander Shirin en mariage, mais il comprendra que sa sœur est elle aussi amoureuse de leur amie. Et que malheureusement pour lui, cet amour est réciproque. Un amour qui finira par être découvert à cause de la manie d’Aziz – cinéaste – de filmer les deux femmes sans leur consentement, car sa caméra sera confisquée et les autorités découvriront tout. Une fois le voile levé, tout est fini. Shirin ne rentrera pas de sa détention, contrairement à Aziz que Negar reniera, incapable de lui pardonner la perte de celle qu’elle aimait : « Man digueh eshghi nadaram (Je n’ai plus d’Amour), Man digueh barâdari nadaram (Je n’ai plus de frère) ».


Negar, OONM © Marc Ginot

Au-delà de cette histoire d’amour savamment mise en écho à celle d’Orphée et Eurydice – Negar étant Orphée, Shirin, Eurydice, et Aziz se trouvant être le serpent qui ne peut pas s’empêcher de mordre – le livret ouvre de nombreuses portes et interrogations. La jeunesse iranienne sert de toile de fond et la question des libertés s’invite naturellement, mais il y a aussi celle du regard de l’immigrée sur son pays d’origine, celui de ceux qui sont restés sur elle, ou encore de la réalité de Shirin ni vraiment Française, ni vraiment Iranienne, finalement toujours étrangère. Il y a aussi le regard sur la France et notre regard à nous sur les autres, qu’il s’agisse de personnes ou de cultures. Tout cela avec l’intelligence de n’imposer aucun jugement ni militantisme : les faits d’une fresque intime suffisent amplement.

La musique de Keyvan Chemirani est – Dieu merci ! – loin de la pseudo intellectualisation excessive de bien des compositeurs aujourd’hui, qui oublient souvent que la musique n’est pas une suite de bruits désagréables ou désordonnés venant lacérer les pavillons auditifs sous prétexte de réflexions introspectives. Le compositeur montre ici que l’on peut être contemporain sans être « content pour rien ». Il offre une musique du monde, qui nous mène naturellement en Iran avec ses accents persans, mais il y mêle aussi des éléments de langage orientaux, de la musique baroque et populaire. Un peu comme ces personnages iraniens empreints de liberté et de pensées occidentales, tout se mélange sans perdre en identité pour en former une nouvelle, plus belle encore. Le langage est fort, et la sagesse de l’écriture musicale demeure accessible à tous. On ressent la musique, on la vit. On ne la pense pas : il suffit de se laisser porter pour comprendre. Elle accompagne intelligemment jusque dans son ADN chaque moment du livret, jusqu’à cette fin terrible où elle devient plus sombre, moins exhaustive, plus verticale tel le couperet qui tombe sur une histoire qui aurait pu être belle – qui aurait dû être belle.

Présent aux côtés d’un ensemble de 10 musiciens, le compositeur se charge lui-même des percussions et du zarb (un instrument originaire d’Iran), tandis que Sonia Ben-Santamaria est à la direction. Il ne doit pas être aisé de diriger le compositeur lui-même, mais l’ensemble est d’une magnifique homogénéité, aux couleurs chatoyantes, tandis que l’improvisation conserve une part dans chaque représentation, la rendant unique même musicalement. La richesse des nuances est incroyable.


Negar, OONM © Marc Ginot

La Shirin de la mezzo-soprano Katarina Bradić est magnifique et offre des graves puissants et soyeux, tant dans le persan que dans le français. La prononciation – du moins pour la langue de Molière – laisse très bien entendre la beauté du texte et les subtilités du langage qui s’y (dé)voile dans un envoûtant déploiement. L’incarnation est à saluer, car l’intimité qui est demandée par la metteure en scène n’est pas forcément aisée pour cette Eurydice iranienne. L’interprète rend le personnage envoûtant, et on salue donc l’interprétation tant vocale que scénique. Face à elle, la Negar d’Aida Nosrat paraît moins naturelle, et les aigus lyriques sont difficiles à sortir en français. En revanche, elle s’avère particulièrement à l’aise dès que la voix retourne dans le persan où elle nous y emmène avec délice. Notons qu’elle n’était pas la Negar de la création en Allemagne, et qu’elle a donc dû prendre le projet une fois celui-ci créé.


Negar, OONM © Marc Ginot

Julian Arsenault interprète pour sa part Aziz de sa voix de baryton dont le timbre grave menace autant qu’il défend. Serpent malgré lui, ayant soif de liberté, il ne se rend pas compte qu’en buvant la sienne il assèche la source des autres jusqu’à l’inéluctable fin tragique. Autre baryton de la distribution, Leander Carlier tient le rôle d’Amir Hossein (et d’un policier), qui se méfie rapidement de Shirin, cette femme partie depuis bien trop longtemps pour être encore iranienne, qui n’a d’ailleurs aucune raison de revenir ici. Il parvient à donner à son chant un spectre à la fois plus léger et plus sombre, tandis qu’Arianna Manganello (une policière, une bassidji mais aussi la petite sœur diplômée) livre un mezzo-soprano profond, solide et ambré. Elle parvient à enfiler ses différents rôles avec une aisance notable, passant de la jeune fille rêveuse de liberté à la milicienne matraquant à mort une autre femme et au langage terrible. Enfin, Matthew Cossack incarne l’autre bassidji avec une voix de basse évoquant l’autorité que confère ce titre.

Une fois n’est pas coutume, c’est une expérience immersive qui nous est proposée par celle qui « aime exposer le public sans le mettre en danger ». Marie-Eve Signeyrole « cueille » le public avant même son entrée en salle. Celui-ci n’entre pas par les portes habituelles pour s’installer sur les fauteuils de l’opéra : il est amené à une entrée en coulisse après se voir remettre un bracelet fluo, puis passe par une entrée tenue par un vigile avant de se retrouver sur scène, en plein dans ce qui pourrait être une « boîte de nuit » ou salle de concert clandestine à Téhéran. Negar y chante, et nous nous agglutinons tous jusqu’à ce que la police arrive et que nous soyons obligés de prendre place sur les gradins disposés face à face. L’ensemble des musiciens est pour sa part à l’opposée de l’entrée que nous avons empruntée, sur une estrade. Nous voilà donc plongés derechef au milieu des personnages et de leur intimité.

Cette configuration amène d’ailleurs très bien à cette intimité : même lorsque Shirin, Aziz et Negar s’enfuient en voiture dans les rues de Téhéran, nous demeurons dans un espace intime, un cocon qui donne l’impression d’être à l’abri du monde extérieur. Le système de vidéos en direct, filmées généralement par les artistes eux-mêmes – notamment Aziz – avec la projection sur les deux écrans panoramiques en face de chaque estrade offre un double regard : le nôtre, sur ce qui est sur scène, et celui des personnages qui filment avec la retransmission à l’écran. Celui-ci offre également une dimension supplémentaire lorsque s’ajoutent des images de la ville, ou bien de cette femme voilée, ou encore de voile en général. On retiendra également la beauté de la symbolique de la scène entre Negar et Shirin qui s’embrassent en fondu avec le feu brûlant, ou bien l’apparition de personnes dans le reflet derrière une Shirin nue à l’écran, tandis que sur scène elle s’observe habillée, seule. Ecrans et scène se complètent, s’entrelacent et s’embellissent. L’écran est par ailleurs lui aussi un voile révélateur, alors qu’il permet paradoxalement une distance avec les personnages à seulement quelques mètres de nous.


Negar, OONM © Marc Ginot

Bien des choses encore demeureront dans notre mémoire. Parmi elle, citons la difficile scène de torture de Shirin ou d’Aziz, ces coups de matraques d’une violence inouïe. De spectateurs, nous passons à témoins impuissants, impotents même par notre statut premier de spectateur. On aimerait se lever et stopper cette main qui s’abat, mais quand bien même le pourrait-on, le ferait-on ? Et que dire de cette voix d’Eurydice / Shirin qui survient de nulle part, tandis qu’Orphée / Negar décide de se retourner ? Elle ferme alors la porte sur les ombres des vivants qui se reflètent sur le fond derrière les musiciens. Retour à la pénombre glaciale après la douce chaleur de cette production.

« Negar est une histoire bouleversante, non parce qu’elle est vraie, mais parce qu’elle pourrait l’être » nous dit le programme de salle. « Bouleversante », le mot est faible et les mots manquent d’ailleurs pour qualifier l’expérience vécue ce vendredi soir. C’est viscérale : l’œuvre ainsi donnée vient chercher dans nos entrailles une humanité pour l’extirper et la jeter sous nos yeux avec une violence d’une douceur extrême. Marie-Eve Signeyrole dévoile cela dans une intimité que l’on ne veut pas quitter. Un jeu entre ce que l’on montre et ce que l’on cache, ce que l’on dévoile et ce que l’on voile. On ressort et l’on ne souhaite qu’une chose : recommencer. Revoir, réentendre Negar, le faire depuis chaque fauteuil des gradins, encore et encore, inlassablement. Malheureusement, voilà que nous nous sommes retournés sur ce spectacle pour le voir. Et le voilà qui disparaît déjà dans la pénombre. Idée inconcevable que celle de cette perte, tout comme celle de perdre l’être aimé. Il ne reste plus qu’à prier les dieux infernaux d’accepter de nous offrir la chance d’une reprise, une autre chance de nous jeter dans les bras de Negar, de l’entendre, la respirer, la voir encore, mêler notre cœur au sien, que nos pouls battent à l’unisson. La chance de nous tourner une fois encore, et d’espérer là aussi le retour de son fantôme pour sombrer avec elle, encore, et encore, et encore...

Elodie Martinez
(Montpellier, le 5 avril)

Negar, création française à l'Opéra-Orchestre national de Montpellier jusqu'au 10 avril 2024.

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