Dimanche, l’Opéra national de Lyon donnait son désormais traditionnel opéra en version de concert, dont le titre est cette année Adriana Lecouvreur, coproduit avec le Théâtre des Champs-Elysées. Comme c’est maintenant le cas depuis plusieurs années, le rendez-vous était pris à l’Auditorium de Lyon, dont l’acoustique exaltant les couleurs de l’orchestre demeure malheureusement assez assassine pour les voix. Un bémol uniquement lié à la salle, mais qui devrait être absent lors du rendez-vous parisien.
Côté distribution, la soprano Elena Stikhina était attendue dans le rôle-titre, mais elle s’est trouvée dans l’obligation d’annuler sa participation, tant à Lyon qu’au Théâtre des Champs-Elysées. Elle est remplacée par Tamara Wilson, « étoile montante du monde de l'opéra » que le public parisien a pu entendre dernièrement, comme dans Turandot le mois dernier. Un remplacement qui marque par ailleurs les débuts – remarquables – de la cantatrice dans le rôle d’Adriana Lecouvreur.
Bien qu’il s’agisse d’une version concertante, la soprano apparaît dès les premiers pas dans la salle comme en pleine possession du personnage. Elle en offre une lecture naturelle, entière, mesurée, ample et ciselée. Chaque intonation est juste, portée avec ce qu’il faut de souffle et d’intention. La déclamation n’est en rien surjouée, et l’on admire autant la chanteuse que l’actrice, notamment dans la tirade de Phèdre et cette pique envoyée à sa rivale. La palette d’émotions et de nuances qu’apporte – et que porte – Tamara Wilson impressionne et dessine déjà une magnifique Adriana Lecouvreur : sans même les apparats d’une mise en scène, elle atteint des sommets par l’éventail de couleurs harmonieuses proposé, jusqu’à cette raison qui la quitte et cette mort sûblime.
Face à elle, le Maurozio de Brian Jagde, son compatriote avec qui elle partageait l’affiche dans Turandot. La complicité est visible entre les deux artistes, et le ténor se montre particulièrement à l’aise en comte amoureux et fautif. Certainement aurait-on aimé une voix plus solaire encore pour ce rôle, mais le chanteur ne souffre d’aucun reproche en particulier. Son aisance permet là aussi une belle lisibilité du personnage, et la projection est bien présente avec un beau placement de voix. Cette dernière est peut-être parfois un peu trop « poussée », mais la rareté du fait et l’acoustique de la salle font que l’on n’en tiendra pas rigueur, surtout avec une proposition globale si réussie.
Très attendue, Clémentine Margaine endosse le rôle terrible de la Princesse. Dès son premier air, elle impose un personnage fort et marquant, avec des graves ambrés, terriens, une voix solide à toute épreuve, ainsi qu’une puissance qui parvient presque à faire oublier les difficultés de la salle. La projection est chatoyante, et l’ensemble des airs parfaitement réussis. Quant au jeu, il est lui aussi à saluer, tant dans l’amante, que dans la femme trahie, blessée, la séductrice ou encore l’épouse trompeuse apeurée de se faire prendre. Le duo des deux femmes avant l’entracte est un merveilleux moment durant lequel les deux voix se répondent magnifiquement, et laissent entendre tant ensemble que séparément les nuances des interprètes et les visages des personnages.
Le Michonnet de Misha Kiria parvient à tenir la distance malgré un début de soirée un peu léger, la voix se trouvant noyée par l’orchestre. Toutefois, là encore, il est difficile de juger de la réalité dans cet Auditorium. Heureusement, la voix se libère ensuite et se fait davantage entendre. Le chanteur parvient alors à transmettre les failles et fragilités du personnage, mais aussi ses forces et son amour pour Adriana.
Maurizio Muraro prête sa basse au Prince. Le timbre est marqué par une belle rondeur boisée, une puissance et une solidité particulièrement remarquable ici. Il propose un pendant réussi pour le duo qu’il forme avec l’abbé de Robert Lewis, soliste du Lyon Opéra Studio. Malheureusement, la voix de ce dernier semble rester en fond de palais, et n’offre pas une projection optimum ou homogène. Le ténor tient toutefois très bien son rôle et sa complémentarité avec la basse.
Le reste de la distribution est elle aussi issue du Studio de l’Opéra (à l’exception du Majordome de Yannick Berne, venant du chœur, et du Poisson de Léo Vermot-Desroches) : Giulia Scopelliti (Mademoiselle Jouvenot), Thandiswa Mpongwana (Mademoiselle Dangeville) et Pete Thanapat (Quinault). Malheureusement, leurs voix se trouvent globalement happées par l’orchestre ici, malgré une implication que l’on devine. Ce que l’on entend demeure néanmoins très appréciable et l’on attendra une salle plus propice pour porter un véritable jugement.
Le chef de la maison, Daniele Rustioni, dirige sans surprise avec brio cette partition de Francesco Cilea à laquelle il apporte ses couleurs italiennes, avec de belles envolées et une écoute particulièrement attentive à ses pupitres. Malgré la salle, il travaille à un équilibre entre voix et instruments, et accompagne au mieux les interprètes tout au long de la partition, leur offrant des pianissimi translucides et fragiles, notamment dans les derniers moments et l’ultime soupir d’Adriana. Il sait aussi lâcher les rênes et laisser déferler toute la puissance de l’Orchestre de l'Opéra de Lyon, magistral de bout en bout, comme après l’entracte et le passage des chœurs. Le résultat permet de se rendre compte du talent des musiciens, et de la chance qu’a l’Opéra de pouvoir s’enorgueillir d’un tel orchestre. Nous noterons également à quel point le chef parvient à rendre les couleurs et les atmosphères du drame, comme à la fin du banquet, lorsque tout le monde se retire, et que l’on ressent toute l’importance du moment tragique qui se joue précisément à cet instant.
Bien qu’il ne soit pas forcément mis au premier plan, le Chœur de l’Opéra de Lyon (préparé par Benedict Kearns) demeure lui aussi un des piliers sur lequel la maison lyonnaise peut compter. L’unité de l’ensemble, le respect de l’équilibre des pupitres, les intonations ou encore la complémentarité dont il fait preuve ne se démentent pas et donnent une dimension supplémentaire au concert.
Enfin, si nous avons déjà évoqué la lisibilité de l’œuvre malgré sa version concertante, il convient d’indiquer que cette dernière est effectivement due aux interprètes et à leur talent, mais également à un savant jeu d’artifices. Parmi eux, les bijoux d’Adriana dont le bracelet que Tamara Wilson retire effectivement pour le donner au Prince, mais aussi et surtout la rose passant de main en main durant la soirée : remise à Adriana, qui l'offre à Maurizio, qui lui-même l'offre à la Princesse avant que cette dernière ne la fasse repasser à Adriana par le biais de Michonnet). Elle symbolise le bouquet du livret, d’abord don plein d’amour, puis piège mortel se refermant sur l'héroïne.
Que l’on connaisse déjà l’opéra ou non, cette version de concert permet d’en suivre l’intrigue sans difficulté, ainsi que d’en savourer tous les parfums exaltants et exaltés. Orchestre, Chœurs et solistes offrent un moment savoureux, mais de toutes les roses de ce bouquet somptueux, on en retiendra particulièrement la rose épineuse de Clémentine Margaine, la rose jaune de Brian Jagde, la violette de Misha Kiria, le lys de Maurizio Muraro, mais surtout celle qui vient d’éclore en Adriana : Tamara Wilson.
Elodie Martinez
(Lyon, le 3 décembre 2023)
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